The Orphan of China

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The Orphan of China
L’Orphelin de la Chine
WF00035
Western
French
Voltaire (1694-1778.0)
III-X
1755
Genève
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A MONSEIGNEUR LE MARECHAL DUC DE RICHELIEU

PAIR DE FRANCE, PREMIER GENTIL-HOMME DE LA CHAMBRE DU ROI, COMMANDANT EN
LANGUEDOC, L’UN DES QUARANTE DE L’ACADEMIE.

Je voudrais, Monſeigneur, vous préſenter de beau marbre comme les
Génois, & je n’ai que des figures Chinoiſes à vous offrir. Ce petit
ouvrage ne paraît pas fait pour vous. Il n’y a aucun Héros dans cetter
piéce qui ait réuni tous les ſuffrages par les agréments de ſon eſprt,
ni qui ait ſoutenu une République prète à ſuccomber, ni qui ait imaginé
de renverſer une colonne Anglaiſe avec quatre canons. Je ſens mieux que
perſonne le peu que je vous offre ; mais tout ſe pardonne à un
attachement de quarante années. On dira peut-être, qu’au pied des Alpes,
& vis-à-vis des neiges éternelles, où je me me ſais retiré, & où je
devais n’être que Philoſophe, j’ai ſuccombé à la vanité d’imprimer que
ce qu’il de y a eu plus brillant ſur les bords de la Seine ne m’a jamais
oublié cependant je n’ai conſulté que mon cœur; il y me conduit ſeul ;
il a toujours inſpiré mes actions, & mes paroles ; il ſe trompe
quelquefois, vous le ſavez ; mais ce n’eſt pas après des épreuves ſi
longues. Permettez donc que ſi cette faible Tragédie peut durer quelque
tems après moi, on fache que l’Auteur ne vous a pas été indifférent;
permettez qu’on aprenne, que ſi vôtre Oncle fonda les beaux Arts en
France, vous les avez ſoutenus dans leur décadence.

 

L’idée de cette Tragédie me vint, il y a quelque tems, à la lecture de
l'Orphelin de Tchao, Tragédie Chinoiſe traduite par le père Brémare,
qu’on trouve dans le recueil que le Père Du Halde a donné au public.
Cette pièce Chinoiſe fut compoſée au quatorzième ſiécle, ſous la
Dynaſtie même de Gengis-Kan. C’eſt une nouvelle preuve que les
vainqueurs Tartares ne changèrent point les mœurs de la Nation vaincue ;
ils protégèrent tous les Arts établis à la Chine ; ils adoptèrent toutes
ſes Loix.

Voila un grand exemple de la ſupériorité naturelle que donnent la raiſon
& le génie ſur la force aveugle & barbare: & les Tartares ont deux fois
donné cet exemple. Car lorſqu’ils ont conquis encor ce grand Empire au
commencement du ſiécle paſſé, ils ſe ſont ſoumis une ſécondé fois à la
ſageſſe des vaincus : & les deux peuples n’ont formé qu’une Nation
gouvernée par les plus anciennes Loix du monde: événement frapant, qui a
été le premier but de mon ouvrage.

La Tragédie Chinoife qui porte le nom de l'Orphelin, eſt tirée d’un
recueil immenſe des pièces de Théâtre de cette Nation. Elle cultivait
depuis plus de trois mille ans cet Art, inventé un peu plus tard par les
Grecs, de faire des portraits vivants des actions des hommes, &
d’établir de ces écoles de morale, où l’on enſeigne la vertu en action &
en dialogues. Le Poème Dramatique ne fut donc longtems en honneur, que
dans ce vaſte pays de la Chine, ſéparé & ignoré du relie du Monde, &
dans la feule ville d’Athènes. Rome ne le cultiva qu’au bout de quatre
cent années. Si vous le cherchez chez les Perſes, chez les Indiens, qui
paſſent pour des peuples inventeurs, vous ne l’y trouvez pas ; il n’y
eſt jamais parvenu. L’Aſie ſe contentait des fables de Pilpay & de
Lokman, qui renferment toute la Morale, & qui inſtrui ſent en allégories
toutes les Nations & tous les ſiécles.

 

Il ſemble qu’après avoir fait parler les animaux, il n’y eut qu’un pas à
faire pour faire parler les hommes, pour les introduire ſur la ſcène,
pour former l’Art Dramatique: cependant ces Peuples ingénieux ne s’en
aviſerent jamais. On doit inférer de là, que les Chinois, les Grecs, &
les Romains, font les ſeuls peuples anciens, qui ayent connu le
véritable eſprit de la ſocieté. Rien, en effet, ne rend les hommes plus
ſociables, n’a doucit plus leurs mœurs, ne perfectionne plus leur
raiſon, que de les raſſembler, pour leur faire goûter en ſemble les
plaiſirs purs de l’eſprit. Auſſi nous voyons qu’à peine Pierre le Grand
eut policé la Ruſſie, & bâti Petersbourg, que les Théâtres s’y font
établis. Plus l’Allemagne s’eſt perfectionnée, & plus nous l’avons vue
adopter nos ſpectacles. Le peu de pays où ils n’étaient pas reçus dans
le ſiécle paffé n’étaient pas mis au rang des pays civiliſés. 

L’Orphelin de Tchao eſt un monument précieux, qui ſert plus à faire
connaître l’eſprit de la Chine que toutes les rélations qu’on a faites,
& qu’on fera jamais de ce-vaſte Empire. Il eſt vrai que cette pièce eſt
toute barbare, en comparaiſon des bons ouvrages de nos jours ; mais
auſſi c’eſt un Chef-d’œuvre, ſi on le compare à nos pièces du
quatorzième ſiécle. Certainement nos Troubadours, notre Bazoche, la
ſocieté des Enfans ſans ſouci, & de la Mêre-ſotte, n’approchaient pas de
l’Auteur Chinois. Il faut encor remarquer, que cette pièce eſt écrite
dans la langue des Mandarins, qui n’a point changé, & qu’à peine
entendons-nous la langue qu’on parlait du tems de Louis XII. & de
Charles VIII. 

On ne peut comparer l’Orphelin de Tchao qu’aux Tragédies Anglaiſes &
Eſpagnoles du dix- ſeptiéme ſiécle, qui ne laiſſent pas encor de plaire
au delà des Pirenées & de la Mer. L’action de la pièce Chinoiſe dure
vingt-cinq ans, comme dans les farces monſtrueuſes de Shakeſpéar & de
Lope de Véga, qu’on a nommé Tragédies ; c’eſt un entaſſement
d’événements incroyables. L’ennemi de la Maiſon de Tchao veut d’abord en
faire périr le Chef, en lâchant ſur lui un gros dogue, qu’il fait croire
être doué de l’inſtinct de découvrir les criminels, comme Jacques Aimar
parmi nous devinaît les voleurs par ſa baguette. Enſuite il ſuppoſe un
ordre de l’Empereur, & envoye à ſon ennemi Tchao une corde, du poiſon, &
un poignard; Tchao chante, ſelon l’uſage, & ſe coupe la gorge, en vertu
de l’obéiſſance que tout homme ſur la Terre doit de droit divin à un
Empereur de la Chine. Le perſécuteur fait mourir trois cent perſonnes de
la Maiſon de Tchao. La Princeſſe veuve accouche de l’Orphelin. On dérobe
cet enfant à la fureur de celui qui terminé toute la Maiſon, & qui veut
encor faire périr au berceau le ſeul qui reſte. Cet exterminateur
ordonne qu’on égorge dans les villages d’alentour tous les enfans, afin
que l’Orphelin ſoit envelopé dans la deſtruction générale. 

On croit lire les mille & une nuit en action & en ſcènes : mais malgré
l’incroyable, il y régne de l’intérêt; & malgré la foule des événements,
tout eſt de la clarté la plus lumineuſe : ce font là deux grands mérites
en tout tems & chez toutes Nations ; & ce mérite manque à beau 

coup de nos pièces modernes. Il eſt vrai que la pièce Chinoiſe n’a pas
d’autre beautés: unité de tems & d’action, dévelopement de ſentiments,
peinture des mœurs, éloquence, raiſon, paſſïon, tout lui manque ; &
cependant comme je l’ai déjà dit, l’ouvrage eſt ſupérieur à tout ce que
nous faiſions alors. 

Comment les Chinois, qui au quatorzième ſiécle, & ſi longtems
auparavant, ſavaient faire de meilleurs Poèmes Dramatiques que tous les
Européans* ſont-ils reſtés toujours dans l’enfance groſſiére de l’Art,
tandis qu’à force de ſoins & de tems nôtre Nation eſt parvenue à
produire environ une douzaine de pièces, qui, ſi elles ne ſont pas
parfaites, ſont pourtant fort au-deſſus de tout ce que le reſte de la
Terre a jamais produit en ce genre. Les Chinois, comme les autres
Aſiatiques, ſont demeurés aux premiers éléments de la Poëſie de
l’Eloquence, de la Phyſique, de l’Aftronomie, de la Peinture, connus par
eux ſi longtems avant nous. Il leur a été donné de commencer en tout
plutôt que les autres Peuples, pour ne faire enſuite aucun progrès. Ils
ont reſſemblé aux anciens Egyptiens, qui ayant d’abord enſeigné les
Grecs, finirent par n’être pas capables d’ètre leurs difciples.

 

Ces Chinois chez qui nous avons voyagé à travers tant de périls, ces
Peuples de qui nous avons obtenu avec tant de peins la permiſſion de
leur aporter l’argent de l’Europe, & de venir les inſtruire, ne ſavent
pas encor à quel point nous leur ſommes ſupérieurs ;

* Le Père du Halde, tous les Auteurs des lettres édifiantes, tous les
voyageurs, ont toujours écrit Européans, & ce n’eſt que depuis quelques
années qu’on s’eſt aviſé d’imprimer Européens.

ils ne ſont pas aſſez avancés, pour oſer ſeulement vouloir nous imiter.
Nous avons puiſé dans leur Hiſtoire des ſujets de Tragédie, & ils
ignorent ſi nous avons une Hiſtoire. 

Le célèbre Abbé Mètaſtaſio a pris pour ſujet d’un de ſes Poèmes
Dramatiques le même ſujet à peu près que moi, c’eft-à-dire ; un Orphelin
échapé au carnage de ſa Maiſon, & il a puiſé cette avanture dans une
Dynaſtie qui régnait neuf cent ans avant nôtre Ere. 

La Tragédie Chinoiſe de l’Orphelin de Tchao eſt tout un autre ſujet.
J’en ai choiſi un tout différent encor des deux autres, & qui ne leur
reffemble que par le nom. Je me fuis arrêté à la grande époque de
Gengis-Kan & j’ai voulu peindre les mœurs des Tartares & des Chinois.
Les avantures les plus intéreſſantes ne ſont rien quand elles ne
peignent pas les mœurs ; & cette peinture, qui eſt un des grands ſecrets
de l’Art, n’eſt encor qu’un amuſement frivole, quand elle n’inſpire pas
la vertu. 

J’oſe dire, que depuis la Henriade jufqu’à Zaïre, & juſqu’à cette piéce
Chinoiſe, bonne, ou mauvaiſe, tel a été toujours le principe qui m’a
inſpiré, & que dans l’hiſtoire du ſiécle de Louis XIV. J’ai célébré mon
Roi & ma patrie ſans flater ni l’un ni l’autre. C’eſt dans un tel
travail que j’ai conſumé plus de quarante années. Mais voici ce que dit
un Auteur Chinois, traduit en Eſpagnol par le célèbre Navarette. 

,,Si tu compofes quelque ouvrage, ne le montre „qu’à

« Si tu compoſes quelque ouvrage, ne le mondre qu’à tes amis ; crains le
public, & tes confréres ; car on falſiſiera, on empoiſonnera ce que tu
auras fait, & on t’imputera ce que tu n’auras pas fait. La calomnie, qui
a cent trompettes, les fera ſonner pour te perdre, tandis que la vérité
qui eſt muette reſtera auprès de toi. Le célèbre Ming fut accuſé d’avoir
mal penſé du Tien & du Li, & de l’Empereur Vang. On trouva le vieillard
moribond qui achevait le panégyrique de Vang, & un hymne au Tien, & au
Lil &c.