Voyages à Peking. 3
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COMÉDIE.
IL n’y a pas à la Chine de théâtre public à demeure ; lorsque les
habitans d’un quartier veulent avoir une comédie, ils se réunissent et
forment entre eux une somme suffisante pour subvenir aux frais de la
construction d’une salle, et pour payer les comédiens.
Les salles de spectacle sont composées d’une grande pièce, et d’une
autre plus petite. Ces salles, qui sont ordinairement construites en
bambou , exigent peu de frais et un emplacement très-borné : c'est tout
simplement un angar dont le sol est élevé de six à sept pieds , fermé de
trois côtés, et couvert avec des nattes (n° 8).
Dans certains endroits, les habitans disposent l’entrée intérieure des
pagodes pour y élever leur théâtre ; chez les mandarins, il y a des
salles bâties exprès ; elles sont entièrement ouvertes ; et pour les
disposer à recevoir les comédiens, il suffit de les partager en deux
avec des toiles, et d’en entourer la portion de derrière ; le théâtre
est préparé un instant, d’autant plus que dans les comédies Chinoises on
n’emploie pas de décorations, et que tout se réduit à une table et
quelques chaises placées en avant d’une grande toile où sont pratiquées
deux ouvertures pour le passage des acteurs.
Les Chinois de tous les états, de toutes les classes, aiment
passionnément les spectacles ; le peuple et les grands les recherchent
également , et il se donne peu de repas chez les personnes riches , où
les comédiens ne soient pas appelés. Ils sont bien payés et gagnent
beaucoup d’argent ; aussi leurs habits, qui sont taillés d’après le
costume ancien, sont-ils quelquefois très-riches; Les comédiens ont un
répertoire de pièces qu’ils savent toutes par cœur , et ils peuvent les
jouer indifféremment sur-le-champ. Une troupe est composée de sept ou
huit acteurs , et même moins, car le même acteur peut, dans une pièce,
représenter deux personnages différens , parce qu’il s’annonce en
entrant sur la scène, et prévient le public du rôle qu’il va remplir.
Les sujets qu’on représente sont tirés de l’histoire Chinoise , et
rendus en langue Mandarine, quelquefois avec des expressions anciennes,
ou qui sont si peu en usage, que les trois quarts des spectateurs ne
comprennent pas la pièce.
Les acteurs parlent haut et en chantant. Le récitatif, dans les grandes
pièces, varie peu ; il s’élève ou s’abaisse de quelques tons seulement,
et est interrompu de temps en temps par des chansons et par la musique
de l’orchestre. En général les acteurs chantent toutes les tirades qui
expriment la fureur, la plainte ou la joie.
M. Barrow, en parlant du théâtre Chinois[1], prétend que les pièces
n’ont pas le sens commun, tandis que le lord Macartney[2] dit, au
contraire, que l’Orphelin peut être considéré comme une preuve
avantageuse de la tragédie chez les Chinois. Ces jugemens
contradictoires de deux personnes instruites , qui ont vu et voyagé en
même temps , doivent surprendre; mais, sans me permettre de prononcer ,
je dirai que les Chinois n’observent point l’unité de lieu et de temps
dans leurs grandes pièces , qui durent quelquefois plusieurs jours ; que
l’acteur est souvent supposé parcourir dans un instant des distances
considérables ; et qu’un personnage , ainsi que le dit Boileau, dans son
Art poétique
Enfant au premier acte, est barbon au dernier.
Dans les opéra Chinois, les génies apparoissent sur la scène; les
oiseaux, les animaux y parlent et s’y promènent. A notre retour de
Peking, les mandarins nous firent la galanterie de faire représenter
devant nous la Tour de Sy-hou , pièce ainsi intitulée du nom de cette
même tour qui existe sur les bords d’un lac près de la ville de
Hang-tcheou-fou, dans la province de Tchekiang.
Des génies montés sur des serpens et se promenant auprès du lac ,
ouvrirent la scène ; un bonze du voisinage devint ensuite amoureux d’une
des déesses, lui fit la cour , et celle-ci, malgré les représentations
de sa sœur, écouta le jeune homme, l’épousa , devint grosse et accoucha
sur le théâtre d’un enfant , qui, bientôt , se trouva en état de
marcher. Furieux de cette conduite scandaleuse , les génies chassèrent
le bonze, et finirent par foudroyer la tour et la mettre dans l’état
délabré où elle est maintenant.
A ces scènes bizarres, si l’on ajoute qu’un acteur est à côté d’un autre
acteur sans le voir; que, pour indiquer qu’on entre dans un appartement,
il suffit de faire le simulacre d’ouvrir une porte et de lever le pied
pour en franchir le seuil, quoique cependant il n’y en ait pas le
moindre vestige ; enfin, qu’un homme qui tient une houssine à la main
est censé être à cheval, on aura une idée de l’art dramatique chez les
Chinois, et du jeu des acteurs.
Les Chinois jouent mieux clans les petites pièces ; ils ne chantent pas
; mais ils prennent ie ton de la conversation ordinaire. L’histoire des
maris trompés par leurs maîtresses, faisant assez souvent le sujet de
ces comédies , il s’y rencontre quelquefois des situations tellement
libres , et où l’acteur met tant de vérité , que la scène en devient
extrêmement indécente. L’auditoire est alors enchanté et manifeste son
contentement : ainsi l’on peut juger, d’après ces comédies , du
caractère vicieux des Chinois, et, d’après les grandes pièces, de leur
goût singulier et extraordinaire.
Quoique les Chinois aiment passionnément les spectacles, et qu’ils
passeroient volontiers les jours et les nuits à les voir, l’état de
comédien est méprisé. Les directeurs ont de la peine à compléter leurs
troupes, et sont forcés , pour ne pas manquer de sujets , d’acheter,
comme on l’a dit plus haut, ou d’élever de petits enfans.
Les femmes ne montent pas sur la scène à la Chine ; elles sont
remplacées par des jeunes gens qui jouent si bien leurs rôles, qu’à
moins d’en être prévenu , on les prendront pour de jeunes filles.
[1] Barrow, page 220.
[2] Marcartney, tome III, page 359.