Voyage commercial et politique aux Indes Orientales

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Voyage commercial et politique aux Indes Orientales
Voyage commercial et politique aux Indes Orientales, aux iles Philippines, à la Chine, avec des notions sur la Cochinchine, et le Tonquin, pendant les années 1803-1807
WF00023A
Western
French
Félix Renouard marquis de Sainte-Croix (1767-1840.0)
3:161-167
1810
Paris: Clament
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AUX INDES ORIENTALES.

LETTRE LXXVI.

De la comédie chinoise, et des comédiens.

Canton, le 4 décembre 1807.

C’ÉTAIT hier l’anniversaire du jour de naissance du haniste Conséq***,
il voulut donner une fête aux Européens des différentes factoreries , et
nous nous rendîmes chez lui à quatre heures. Nous y trouvâmes la comédie
déjà établie, et les acteurs n’attendaient plus que nous pour commencer
: en Europe, vous n’allez au spectacle qu’après avoir bien ou mal dîné ;
en Chine, il est d’usage chez les riches que la comédie ait lieu pendant
le repas. Le dîner fut donc servi, et la troupe commença. Elle était
composée d’enfans, tous de dix à douze ans, qui rendirent le spectacle
encore plus intéressant, et qui remplirent leurs rôles avec beaucoup
d’intelligence.

Le dîner était à l’européenne, très-bien servi, superbe vaisselle ,
excellens mets, et vins exquis. Chacun de nous s’acquittait à merveille
de son rôle, pendant que les petits comédiens parlaient, soutenus d’une
musique barbare qui quelquefois couvrait toutes les voix de son bruit
discordant. Les sauts et les tours de force que fit la petite troupe
sont peut-être ce que j’ai vu de plus extraordinaire dans ce genre, et
il y en a qui méritent bien justement le titre de périlleux. Imaginez
vingt-quatre enfans qui, formant sur les épaules les uns des autres ,
une pyramide dont la base est de douze et qui finit par un, à un signal
convenu défont cette pyramide, en faisant tous en même temps le saut
périlleux; quel tour de force pour des enfans ! A mesure que les
convives chinois étaient satisfaits du jeu de nos acteurs, ils leur
jetaient sur le théâtre un petit sac rouge où il y avait de l’argent.
Comme tout se fait en Chine avec cérémonie , ce sac passait entre les
mains de celui qui jouait le rôle de femme, qui, pour remercier le
parterre mangeant, se mettait à genoux, et par trois fois battait la
tête contre terre. En général, nous fûmes contens de cette petite troupe
, qui était une des meilleures de Canton; on la payait 80 piastres par
jour, quand on voulait se donner le plaisir de la comédie.

Je dois vous observer qu’en Chine la comédie fait partie du culte
religieux, et c’est pour cette raison que les lieux où se représentent
les pièces en public, sont toujours situés vis-à-vis les pagodes, et le
jeu des acteurs se passe vis-à-vis l’autel principal qui s'y trouve;
aussi ces pièces sont-elles remplies de cérémonies religieuses : tel
était en quelque sorte le spectacle des Grecs.

Puisqu’en Chine la comédie fait partie du culte public, toutes les
classes des états doivent concourir à ce qu’on la joue ; effectivement
chaque corps de métier paye la comédie à son tour; il y a des gens payés
pour courir les maisons, et rassembler l’argent nécessaire pour une
troupe à laquelle on demande ordinairement ses services pour trois ou
six jours.

Supposez que le premier jour soit celui payé par les charpentiers, une
autre fois ce sera le tour des orfevres, etc. Le prix de la troupe est
presque toujours fixé de 5o à 80 piast. par jour, selon la réputation
dont elle jouit ; sur cette somme elle doit se charger de la musique ,
des fusées et des pétards, qui jouent un grand rôle dans les pièces du
pays. Il faut aussi que les comédiens aient leurs habits d’acteurs ; je
leur en ai vu de très-riches et de très-beaux.

Une troupe est toujours composée de cinquante personnes, sous l’autorité
d'un directeur, ou d'un entrepreneur : c’est assez, comme chez nous,
excepté qu'en Chine il n’y a pas une seule femme sur la scène, ce qui
rapproche le théâtre des Chinois de celui des Grecs et des Romains.
Elles sont remplacées par de jeunes garçons qui en remplissent assez
bien les rôles, parce que l’habillement des deux sexes n’a pas en Chine
une différence bien frappante.

On vient cependant de m’assurer que l’usage des femmes commençait à
s’introduire sur la scène, et que l’on croyait que le Gouvernement le
permettrait : ce serait un pas de plus vers la perfection de l’art
dramatique, dont il me semble que les Chinois sont encore éloignés.

Le Chinois qui jouit de la réputation d’être un peuple grave, aime la
comédie avec passion; mais pour juger exactement de leurs spectacles et
de leurs acteurs, il faudrait au moins connaître un peu leur langue. Je
peux cependant vous assurer que pour les gestes et les mouvemens, les
acteurs m’ont paru supérieurs ; mais la musique couvre le chant, et
assourdit les oreilles. Elle accompagne comme chez les anciens , le
geste et la voix ; les Chinois emploient, à cet effet, deux musettes; ou
hautbois, un tambour de bois, et quand il faut peindre aux oreilles les
éclats et le fracas d’une bataille bien vive, on ajoute à la musique
d’accompagnement, celle d’un nombre prodigieux de pétards.

Toutes leurs grandes pièces m’ont paru jetées dans le même moule. Tous
leurs sujets dramatiques sont tirés de leur histoire ancienne; et comme
dans l’enfance de cet art, ils prennent le héros depuis sa plus tendre
jeunesse, et ils le font mourir sur la scène. J’ai toujours vu trois
espèces de héros occuper le théâtre, se disputer, crier à tue-tête pour
faire parade de leurs beaux sentimens. Cette gradation et ce nombre
semblent être commandés à l’auteur : dans quelque cadre que ce soit , il
faut que de force ou de gré eette proportion puisse entrer. Ce n’est pas
tout encore : un des héros doit être à figure rouge , l’autre à figure
noire, et le dernier à figure blanche. Chacun d’eux a ses grands
capitaines qui exécutent les ordres et portent des pavillons derrière le
dos. En Europe , en France au moins, on veut que personne n’entre sur la
scène, et n’en sorte sans motifs. Cette règle de notre théâtre n’a son
application sur la scène chinoise, que relativement aux cérémonies
d’usage ,quand un de ces trois héros y fait son entrée.

Il est de coutume et de toute rigueur, que personne ne s’introduise sur
le théâtre , qu’il n’ait l’air d’y être arrivé à cheval, et pour donner
un peu de vraisemblance à cette attitude chevaleresque , le héros est
toujours précédé d’un écuyer qui fait semblant de tenir et d’attacher la
bride du cheval à la porte. Voilà un point des convenances théâtrales ;
les héroïnes ont aussi leur cavalcade, et même des écuyers , pour faire
la même opération ; mais pourquoi des femmes sur la scène chez un peuple
qui les retient enfermées? pourquoi surtout des héroïnes ? Les personnes
savantes que j’ai consultées à ce sujet, m’ont donné pour raison que le
théâtre chinois représente les usages antiques , et qu’il paraîtrait que
les femmes de ce temps avaient toute liberté. Je pense qu’effectivement
la meilleure manière d’étudier l’histoire héroïque des Chinois serait de
pouvoir connaître leur théâtre.

Lorsque la scène change, deux hommes vont l’annoncer , et voici comment
ils s’y prennent ; ils parcourent le théâtre , en se croisant, et
placent sur le devant de la scène, deux tablettes, où l’on a écrit ce
que l’on voit jouer.

Les petites pièces étant plus pantomimes, peuvent se deviner plus
facilement; parmi celles que j’ai vu jouer, j’ai distingué la Fidélité
conjugale mal gardée : vous voyez que c’est une pièce de tous les pays,
comme de tous les états. C’est une femme séduite par un petit-maître
chinois, qui, pour entrer au lit avec son amant, quitte presque ses
vêtemens sur le théâtre : et comme il faut que le vice soit puni,
l’époux arrive, et les fait tuer par les soldats du mandarin. C’est
presque du larmoyant comique. En voici une autre d’un comique plus
tranchant.

Le domestique d’un mandarin prend le chapeau de son maître, orné du
bouton qui désigne son rang, au moment où il doit recevoir la visite
d’un grand personnage : c’est une méprise ; aussi donne-t-il le sien à
son. maître, par suite de la même étourderie. Le mandarin qui vient en
visite se méprend comme de raison, et fait de grands honneurs au
laquais, au grand étonnement du maître, qu’on néglige si indignement, en
sa présence et dans sa propre maison. Cette petite farce m’a fait rire!