Rien n’eſt plus gênant que les formalitez qu’ils obſervent dans les
commencemens du repas, formalitez ennuyeuſes dont je ſupprime le détail.
Cependant les convives s’humanifent peu à peu, & Bacchus fait ſon
miracle ordinaire, en chaſſant la gravité & la mélancolie. Ils agitent
pluſieurs queſtions plaiſantes, & ils ont de petits jeux où celui qui
perd eſt condamné à boire. Il arrive même preſque toûjours que l’on joue
la Comédie pendant le repas. Ce ſpcetacle mérite bien que je vous en
faſſe une courte deſcription.

C’eſt un divertiſſement mêlé de la plus effroyable muſique, qu’on puiſſe
entendre. Les inſ truments ſont des baſſins d’airain ou d’acier, dont le
ſon eſt aigu & perçant ; un Tambour fait de peaux de buffles qu’ils
battent tantôt avec le pied, tantôt avec des bâtons ſemblables à ceux
dont ſe ſervent les Trivelins en Italie. Ils ont auſſi des Huttes dont
le fon cft plus lugubre que touchant. Les voix des Muficiens ont à peu
près la même harmonie ; Les Chinois néanmoins paroifient enthoufiafmez
de cette mélodie, & blâment fort notre mauvais goût de n’y pas
applaudir.

Les Afteurs de ces Comédies ſont de jeunes garçons depuis l’âge de 12.
juſqu’à 15. ans. Les conducteurs les mènent de Provinces en Provinces, &
ils ſont regardez partout comme la lie du peuple. Je ne ſaurois dire ſi
leurs pieces de Théatre ſont bonnes ou mauvaiſes, ni quelles en ſont les
règles, La Scene m’a paru toûjours tragique : j’en juge par les pleurs
continuels des Acteurs, & par les meurtres feints qui s’y commettent. La
memoire de ces enfans m’a ſurpris; ils ſavent par cœur 30. on 40.
Comédies, dont la plus courte dure plus de trois heures. Ils traînent
partout leur Théâtre, & quand ils ſont appellez, ils preſentent le
volume de leurs Comedies, & ſitôt qu’on a choiſi la piece qu’on veut
voir, ils la jouent ſur le champ ſans autre preparation.

Vers la moitié du repas un des Comediens fait le tour des tables, &
demande à chacun quelque petite recompenſe. Les valets de la maiſon font
la même choſe & portent au maître l’argent qu’ils ont reçû. On étale
enſuite aux yeux des conviez un nouveau repas, qui eſt deſtiné pour
leurs domeſtiques. Il m’a ſemblé qu’ils regardoient comme une
impoliteſſe de donner aux valets des convives des viandes entamées.