La Chine, ou Description. 7

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La Chine, ou Description. 7
La Chine, ou Description générale des moeurs et des coutumes, du gouvernment, des lois, des réligions, des sciences, de la literature, des productions naturelles, des arts, des manufactures et du commerce de lempire Chinois
WF00008G
Western
French
John Francis Davis (1795-1890.0)
2:408-418
1837
Paris: Libraire de Paulin
Translation of Davis' The Chinese: a general description of the Empire of China and its inhabitants
Translated by Auguste Pichard (1815-1838)
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VI

LA VENGEANCE DE TEOU-NGO[1],

DRAME CHINOIS.

ACTE III.

LE PROCUREUR CRIMINEL, L'EXÉCUTEUR DES SENTENCES JUDICIAIRES TEOU-NGO,
MADAME TSAÏ, PLUSIEURS OFFICIERS DE JUSTICE.

LE PROCUREUR-CRIMINEL, seul. — Chargé de faire exécuter aujourd'hui même
une sentence capitale, je viens d'ordonner aux agens de la force
publique de fermer l'entrée des rues et d'interdire la circulation.

(Un archer frappe à trois reprises différentes trois coups de tam-tam.
L'exécuteur des sentences criminelles, tenant d'une main un drapeau, de
l'autre une épée, escorte Teou-ngo qui s'avance portant une cangue.)

L'EXÉCUTEUR, à T'eou-ngo. — Marchez plus vite, marchez plus vite. Il y a
déjà long-temps que son excellence le procureur criminel est parti pour
se rendre sur la place de l'exécution.

TEOU-NGO. — (Elle chante.) « Sans avoir commis aucune faute, j'ai violé
les lois de l'Etat; je suis tombée, sans défense, sous le joug des
châtiments et de l'infamie; j'ébranle la terre de mes plaintes;
j'épouvante le ciel de mes imprécations. Dans un instant, mon âme
errante entrera dans le palais du sombre empire. Comment n'accuserais-je
pas publiquement le ciel et la terre? »

(L'air change.)

« Il y a au-dessus de nos têtes deux grands luminaires; il y a de
mauvais esprits et des génies qui règlent la destinée des vivants et des
morts. O ciel! ô terre! il vous suffisait de distinguer le vice d’avec
la vertu, pourquoi donc confondez-vous ensemble Tao-tché et Yen-hoei.
Ceux qui font le bien reçoivent pour rétribution la souffrance et la
misère, et encore leur vie est courte; ceux qui font le mal ont en
partage la richesse et le bonheur et encore leur vie est longue. Hélas !
je ne puis que gémir et laisser couler de mes yeux deux ruisseaux de
larmes. »

L'EXÉCUTEUR. — Marchez plus vite, avancez un peu; j'ai manqué l'heure.

TEOU-NGO. — (Elle chante.) « Chargée de cette chaine de fer, de cette
lourde cangue, je risque de tomber à chaque pas. Ces hommes cruels me
poussent et me trainent avec violence. (Se tournant vers l'exécuteur.)
Monsieur, je désirerais vous adresser quelques paroles. »

L'EXÉCUTEUR. s'approchant de Teou-ngo. — Qu'avez-vous à me dire?

TEOU-NGO. - (Elle chante.) « Si vous me conduisez par le chemin direct,
mon coeur sera rempli d'amertume et de tristesse; si je vais au
contraire par les rues détournées, je mourrai sans regret; ne dites pas
pour prétexte que le chemin est trop long. »

L'EXÉCUTEUR. — Maintenant que vous êtes arrivée sur la place de
l'exécution, jetez les yeux autour de vous; apercevez-vous quelques
parents ou alliés? S'il en est quelques uns que vous désiriez voir, je
puis leur ordonner d'approcher. Il n'y a pas d'obstacle.

TEOU-NGO. — (Elle chante.) « Ayez pitié d'une pauvre orpheline, d'une
veuve infortunée. O ciel! je suis réduite au point de réprimer en dedans
de moi-même les transports de ma colère et de pousser de vains
gémissements. »

L'EXÉCUTEUR. — Est-ce que vous n'avez plus votre mère?

TEOU-NGO. — Ma mère, je l'ai perdue. Il y a treize ans que mon père est
parti pour la capitale dans l'espérance d'obtenir un emploi. Depuis
cette époque, je n'ai point eu de ses nouvelles.

(Elle chante.) « Il y a treize ans que je n'ai vu les traits de son
visage. »

L'EXÉCUTEUR. — Tout à l'heure vous vouliez que je vous conduisisse par
les rues détournées, quelle était votre pensée?

TEOU-NGO. — (Elle chante.) « En allant directement, je craignais d'être
aperçue de madame Tsai. »

L'EXÉCUTEUR. — Pourquoi cette crainte? votre vie touche maintenant à son
terme.

TEOU-NGO. — Si madame me voyait, portant cette chaine de fer et cette
lourde cangue, marcher vers la place de l'exécution, pour tendre la
gorge au couteau,

(Elle chante.) « Oh! alors, déchirée par les angoisses du désespoir,
elle succomberait à sa douleur (bis); je vous en supplie, monsieur, ayez
pour elle cette bonté compatissante qui allége les souffrances des
hommes. »

MADAME TSAÏ, versant des larmes et apercevant Teou-ngo. — O ciel! c'est
ma bru!

L'EXÉCUTEUR. — Madame, en arrière, s'il vous plait.

TEOU-NGO. — Puisque ma belle-mère est arrivée, souffrez que je lui
adresse quelques mots de recommandation.

L'EXÉCUTEUR, se tournant vers madame Tsaï. — Approchez, madame, votre
bru a quelque chose à vous recommander.

MADAME TSAÏ. — O ma fille ! je succombe à ma douleur.

TEOU-NGO. — Madame, c'est Tchang-lu-eul qui a versé le poison dans la
tasse. Il espérait, en vous donnant la mort, me contraindre plus
facilement à devenir son épouse. Pouvais-je deviner que vous offririez à
son père ce breuvage empoisonné ? Li-lao le pril et mourut sur-le-champ.
Craignant alors le blâme qui pouvait tomber sur votre tête, et toujours
soumise, j'ai avoué que j'avais empoisonné Li-lao. Je me trouve
aujourd'hui sur la place publique où j'attends la mort. Madame, après
cette exécution, lorsque vous pratiquerez les rites solennels qui
s'observent le quinzième jour de chaque mois, s'il vous reste une
demi-tasse d'eau de riz, versez-la sur ma tombe; s'il vous reste
quelques monnaies de papier doré, brûlez-en quelques unes pour moi, vous
prouverez ainsi que la mémoire de Teou-ngo vous est toujours chère.

MADAME TSAÏ, sanglotant. — Mon enfant, ayez l'esprit en repos. Je me
souviendrai de toutes ces choses. Hélas ! hélas ! je vais mourir de
douleur.

TEOU-NGO. — (Elle chante.) « Madame, ne pleurez pas, ne poussez pas de
vains gémissements, que les accents de votre colère ne montent pas
jusqu'au ciel. Des circonstances fatales me précipitent dans la tombe.
Abreuvée de chagrins, je ne songe plus qu'à la vengeance. »

L'EXÉCUTEUR, d'un ton sévère. — Hola! madame, l'heure du supplice est
arrivée. (Teou-ngo s'agenouille, l'exécuteur ouvre la cangue.)

TEOU-NGO, se tournant vers le procureur-criminel. — Seigneur, j'ai une
grâce à demander à votre excellence; si elle daigne me l'accorder, je
mourrai sans regret.

LE PROCUREUR-CRIMINEL. — Quelle grâce avez-vous à me demander ?

TEOU-NGO. — Je demande que l'on étende une natte blanche et que l'on
permette que je me tienne debout sur cette natte. Je demande en outre
que l'on suspende à la lance du drapeau deux morceaux de soie blanche,
de dix pieds chacun; si je meurs victime d'une fausse accusation, quand
le glaive de l'exécuteur tranchera ma tête, quand mon sang bouillonnant
s'élancera de mon corps, ne croyez pas qu'une seule goutte de ce sang
tombe sur la terre; non, il ira rougir les morceaux de soie blanche.

LE PROCUREUR-CRIMINEL. — Je puis vous accorder cette faveur; cela ne
souffre pas de difficultés. (L'exécuteur étend la natte ; il suspend les
morceaux de soie blanche à la lance de l'étendard.)

TEOU-NGO. — (Elle chante.) « Si je forme un voeu solennel, mais en
apparence bizarre, extravagant, c'est que le sentiment d'une grande
iniquité n'a pas légèrement affecté mon cœur; sans quelques prodiges
capables de surprendre l'imagination, je ne ferais pas éclater la
justice du ciel. »

L'EXÉCUTEUR. — Avez-vous encore quelque chose à dire au
procureur-criminel? Quand parlerez-vous à son excellence, si ce n'est à
cette heure.

TEOU-NGO, s'agenouillant de nouveau. — Seigneur, nous sommes maintenant
dans cette saison de l'année où les hommes supportent avec peine le
poids d'une chaleur excessive. Eh! bien, si je suis innocente, le ciel
fera tomber par flocons, dès que j'aurai cessé de vivre, une neige
épaisse et froide qui couvrira le cadavre de Teou-ngo.

LE PROCUREUR-CRIMINEL. — La saison est brûlante et les vapeurs de votre
colère offensent le ciel; comment pourriez-vous faire tomber un seul
flocon de neige ? vraiment vous débitez des extravagances.

TEOU-NGO, s'agenouillant de nouveau. — Seigneur, si je meurs innocente,
il y aura dans ce pays de Tsou-cheou une sécheresse extrême qui durera
trois années.

LE PROCUREUR-CRIMINEL. — Quelles folies débitez-vous là?

L'EXÉCUTEUR, élevant l'étendard. — D'où vient donc cette étrange
coincidence? le ciel s'obscurcit. (On entend le vent qui souffle.) Voilà
un vent glacial!

TEOU-NGO, versant des larmes. — Madame…… (L'exécuteur frappe Teou-ngo;
cette dernière tombe à la renverse.)

LE PROCUREUR-CRIMINEL, saisi d'épouvante. — O ciel ! la neige commence à
tomber! voilà un événement bien extraordinaire.

L'EXÉCUTEUR. — Il m'arrive tous les jours d'exécuter des criminels ;
leur sang bouillonnant rougit la terre; celui de Teou-ngo a volé sur les
deux morceaux de soie blanche. Il n'en est pas tombé une goutte. Il y a
dans cette catastrophe quelque chose de surnaturel.

LE PROCUREUR-CRIMINEL. — Cette femme était vraiment innocente; des trois
prédictions qu'elle a faites, déjà les deux premières se sont
accomplies. Quant à la sécheresse qui doit affliger le pays durant trois
années, j'ignore si cet événement fatal arrivera ou n'arrivera pas.
Comment l'homme pourrait-il prévoir l'avenir ? Vous tous qui m'entourez,
vous n'avez pas besoin d'attendre que la neige ait entièrement couvert
le sol. Qu'on emporte le cadavre de Teou-ngo et qu'on le remette à sa
belle-mère. (Les aides de l'exécuteur obéissent, et emportent le cadavre
de Teou-ngo.)

ACTE IV, SCÈNE II.

[La scène est dans le palais de justice de Tsou-cheou.]

TEOU-TIEN-TCHANG, L'OMBRE DE TEOU-NGO.

TEOU-TIEN-TCHANG. — Je vais examiner quelques pièces. (Il lit.) “Dans la
foule des criminels se trouve une jeune femme, nommée Teou-ngo, qui a
empoisonné son beau-père." Je vois par les pièces du procès que cette
femme porte le même nom que le mien. Cette action atroce d'avoir tué son
beau-père par le poison est au nombre des dix crimes qu'on ne pardonne
jamais. Après tout, Teou-ngo n'a pas craint de violer les lois de
l'État. C'est une affaire consommée; je n'ai rien à y voir. Mettons
cette pièce officielle sous les autres, et continuons. (Il bâille.)
Malgré mes efforts je me sens défaillir de lassitude. Les fatigues d'une
course longue et pénible, dans un âge aussi avancé que le mien, ont
épuisé mes forces. Je vais appuyer ma tête sur cette table et prendre un
peu de repos. (Il s'endort.)

L'OMBRE DE TEOU-NGO, approchant. — Esprits conservateurs, génies qui
veillez à la garde des portes , laissez-moi entrer. Je suis la fille du
juge suprême Teou-tien-tchang. Comme mon père ignore la sanglante
catastrophe qui a mis fin à mes jours, je vais la lui faire connaitre en
lui envoyant un songe. (Elle entre, regarde et pleure.)

TEOU-TIEN-TCHANG, pleurant aussi. — Touan-yun, ma fille, est-ce toi?
(L'ombre s'évanouit,)

TEOU-TIEN-TCHANG, se réveillant. Voilà qui est bien extraordinaire. Il
m'a semblé tout à l'heure, durant mon sommeil, que je voyais en songe ma
fille Touan-yun. Elle est véritablement apparue devant mes yeux. Je vais
continuer l'examen des pièces officielles. (L'ombre de Teou-ngo voltige
autour de la lampe.)

TEOU-TIEN-TCHANG — O chose bizarre! maintenant que je veux examiner les
pièces officielles, d'où vient que cette lampe jette par moments un
éclat très vif, puis s'obcurcit tout-à-coup ? Comme l'officier de
justice dort profondément , je vais moi-même moucher ma lampe. (Il
mouche la lampe. L'ombre retourne les pièces officielles.)

TEOU-TIEN-TCHANG. — Procédons de nouveau à l'examen de quelques pièces.
(Il lit.) « Au nombre des criminels est une jeune femme, nommée
Teou-ngo, qui a empoisonné son beau-père. » (Il est saisi de crainte et
d'étonnement.) Cette pièce officielle que j'ai déjà vue, je l'avais
placée sous les autres, comment se fait-il qu'elle se trouve maintenant
la première ? J'ai cherché pendant quelque temps le mandat d'exécution.
Replaçons-la au-dessous, et passons à une autre. (L'ombre de Teou-ngo
voltige autour de la lampe.)

TEON-TIEN-TCHANG. — Voilà encore ma lampe qui tantôt brille et tantôt
semble s'éteindre. Il faut que je la mouche. (Il mouche la lampe.
L'ombre de Teou-ngo retourne encore une fois les pièces officielles.)

TEOU-TIEN-TCHANG. — Ma lampe éclaire enfin. Je vais choisir une autre
pièce pour l'examiner. (Il lit.) « Dans la foule des criminels se trouve
une jeune femme, nommée Teou-ngo, qui a empoisonné son beau-père. »
Voilà qui est bien extraordinaire ; je viens de placer, dans l'instant
même, cette pièce officielle sous les autres, comment donc se fait-il
qu'elle se trouve encore la première? Y a-t-il ou n'y a-t-il pas des
démons dans ce palais de Tsou-cheou? Je crains bien que cette affaire ne
soit le résultat d'une imputation calomnieuse. Continuons. (L'ombre de
Teou-ngo joue de nouveau avec la lampe.) D'où vient que cette lampe
n'éclaire plus? Il faut qu'il y ait un démon qui joue avec cette lampe.
Mouchons-la encore une fois. (Il mouche la lampe ; l'ombre apparaît et
bondit autour. Teou-tien-tchang, tirant son épée, se précipite sur
elle.) Il y a un démon, j'en suis certain. O ciel ! démon ou esprit
malfaisant, sais-tu que je remplis une mission de l'empereur, et que je
tiens à la fois l'enseigne dorée et le glaive, symbole de la puissance ?
Partout j'examine les plaintes des prisonniers et je revise les arrêts.
Si tu viens devant moi , je t'assène deux coups avec cette épée.
Officier de justice, réveillez-vous; hâtez-vous de vous lever. Il y a
des démons ! il y a des démons ! O ciel! je vais mourir de frayeur!

L'OMBRE DE TEOU-NGO. — (Elle chante.) « Je vois que son cœur, plein de
méfiance, est en proie au soupçon et à la haine. Écoutez cette voix
plaintive qui va détruire vos incertitudes et vos craintes. Si vous êtes
véritablement Teou-tien-tchang, investi d'une grande puissance et d'une
grande majesté, recevez les salutations de votre fille Teou-ngo. »

TEOU-TIEN-TCHANG. — O ombre! vous dites que Teou-tien-tchang est votre
père; recevez, avez-vous ajouté, les salutations de votre fille
Teou-ngo. Osez-vous proférer un semblable mensonge? Ma fille s'appelle
Touan-yun. Il y a sept ans que je l'ai laissée dans la maison de madame
Tsai, après l'avoir fiancée. Vous vous appelez Teou-ngo; votre nom
diffère beaucoup du sien; comment pourriez-vous être ma fille ?

L'OMBRE DE TEOU-NGO. — Mon père, quand vous m'avez fiancée dans la
famille de madame Tsai, j'ai changé mon nom en celui de Teou-ngo.

TEOU-TIEN-TCHANG. — Eh bien! si vous êtes ma fille Touan-yun, je ne vous
demande qu'une chose, est-ce vous qui avez empoisonné votre beau-père ?

L'OMBRE DE TEOU-NGO. — C'est votre fille.

TEOU-TIEN-TCHANG. — Arrêtez, malheureuse ! dans ma douleur d'être séparé
de vous, j'ai versé tant de larmes, que ma vue s'est troublée. Voyez ma
tête blanchie par le chagrin ! Pour avoir commis un des dix crimes que
la loi punit de mort, vous avez reçu votre châtiment. Aujourd'hui
j'occupe la charge de taï-seng ; j'examine partout les plaintes des
prisonniers, et je revise les arrêts; sa majesté m'a chargé en outre de
scruter la conduite des magistrats prévaricateurs et des employés
infidèles à leurs devoirs. Si vous êtes véritablement ma fille, et que
je ne puisse pas vous juger, comment jugerai-je les autres ? En vous
introduisant pour la première fois dans la famille de madame Tsai, je
vous avais recommandé d'observer les trois devoirs de dépendance et de
pratiquer les quatre vertus spéciales; la femme a trois sortes de
dépendances, vous ai-je dit; fille, elle doit suivre son père; femme,
elle doit suivre son mari ; veuve, elle doit suivre son fils; elle à
quatre vertus spéciales à pratiquer : elle doit honorer et servir sa
belle-mère, respecter son mari, vivre en paix avec ses belles-soeurs,
avoir de la commisération pour les pauvres. Maintenant, toutes ces
saintes obligations, les avez-vous respectées? Loin de là, vous avez
commis un de ces dix crimes épouvantables que la loi punit de mort.
Savez-vous que dans notre famille, durant le cours de trois générations,
il n'y a pas eu d'exemple d'un homme qui ait violé les lois de l'État;
que, pendant cinq générations, on n'a pas vu une femme veuve contracter
de nouveaux nœuds ? Aujourd'hui vous flétrissez les vertus héréditaires
de vos ancêtres; vous compromettez mon nom honorable et pur; hâtez-vous
de confesser la vérité jusque dans les détails les plus minutieux. Point
de réticences, point de réponses évasives, car si je découvre dans vos
paroles l'indice de quelque mensonge, je vous avertis que vous subirez
tous les supplices de l'enfer; vous ne pourrez jamais transmigrer dans
un corps humain; attachée sur une montagne obscure, vous serez
éternellement un démon affamé!

L'OMBRE DE TEOU-NGO. — Mon père, suspendez votre courroux; adoucissez un
instant cet aspect plus redoutable que celui du loup et du tigre.
Daignez écouter jusqu'au bout l'histoire des malheurs qui ont affligé
votre fille. (lci l'ombre de Teou-ngo révèle à Teou-tien-tchang, dans le
plus grand détail, l'origine et toutes les circonstances de la
catastrophe qui a mis fin à ses jours.)

TEOU-TIEN-TCHANG, versant des larmes. — Si vous êtes le spectre de ma
fille, vous me ferez mourir de douleur. Je ne vous demande plus qu'une
chose : est-ce vous qui êtes la cause de cette sécheresse qui, depuis
trois, années, afflige l'arrondissement de Tsou-cheou?

L'OMBRE DE TEOU-NGO. Cette sécheresse est le signe de mon innocence.

TEOU-TIEN-TCOANG. — Puisqu'il en est ainsi , je vous rendrai justice.
(L'ombre se retire.) Ah! le jour revient. (A l'officier de justice.)
Tchang-tsien, cette nuit, pendant que j'examinais plusieurs sentences
judiciaires, une ombre m'est apparue pour me révéler une accusation
fausse. Je vous ai appelé plusieurs fois, vous n'avez pas répondu.
Véritablement vous dormiez d'un profond sommeil.

L'OFFICIER DE JUSTICE. — Je n'ai point fermé les yeux de la nuit, et je
puis attester qu'aucune ombre n'est venue dénoncer une accusation
fausse. Je n'ai pas entendu la voix de son excellence.

TEOU-TIEN-TCHANG, d'un ton courroucé. — Ce matin, je vais m'asseoir sur
mon tribunal; allez faire l'appel dans la salle d'audience.

[1] Teou-ngo est le nom d'une jeune femme qui, faussement accusée
d'avoir empoisonné son beau-père, est traduite devant le juge, condamnée
et exécutée. L'auteur de ce drame, Kouan-han-king, fut peut-être le plus
fécond des écrivains dramatiques de son temps. Nous possédons les titres
de soixante pièces de théâtre qu'il a composées. Une cause célèbre a
fourni vraisemblablement à Kouan-han-king le sujet de son drame, qui
offre des analogies, des ressemblances même avec “l'Histoire du cercle
de craie,” de Li-hing-tao. Les deux premiers actes ne méritent guère
d'être traduits; cependant le caractère de Teou-ngo est parfaitement
tracé ; il y a encore un beau rôle, celui da juge qui reparaît au
dénouement; et cette fois ce n'est pas le sage Pao-tching, mais le père
de l'innocente victime qui révise lui-même la sentence — L'ombre de
Teou-ngo assiste à cette révision.