La Chine, ou Description. 6

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La Chine, ou Description. 6
La Chine, ou Description générale des moeurs et des coutumes, du gouvernment, des lois, des réligions, des sciences, de la literature, des productions naturelles, des arts, des manufactures et du commerce de lempire Chinois
WF00008F
Western
French
John Francis Davis (1795-1890.0)
2:390-407
1837
Paris: Libraire de Paulin
Translation of Davis' The Chinese: a general description of the Empire of China and its inhabitants
Translated by Auguste Pichard (1815-1838)
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V

LA SOUBRETTE ACCOMPLIE[1],

COMÉDIE EN PROSE ET EN VERS.

ACTE I, SCÉNE V.

[La scène est dans le jardin du palais de Tsin.]

PÉ-MIN-TCHONG, SIAO-MAN et FAN-SOU.

PÉ-MIN-TGHONG, dans le cabinet d'étude. — Depuis que j'ai vu, ces jours
derniers, Siao-man, qui ressemble par sa figure à une jeune immortelle
du ciel de jade, par sa taille svelte et gracieuse à la fille de la
belle Si-ché, ma pensée ne peut plus se détacher d'elle, pas même
pendant mon sommeil. J'oublie de prendre le thé et le riz; et madame Han
ne dit pas un mot de ce mariage! — A cette heure avancée de la nuit, la
lune est brillante, l'air est pur. Depuis que je suis dans ce cabinet
d'étude, la tristesse m'accable. Je vais jouer un air sur ma guitare.
(Il parle à sa guitare.) Je t’invoque d'une voix suppliante;
souviens-toi que pendant plusieurs années je t'ai suivie, comme un ami
fidèle, sur les lacs et les mers. Je vais jouer un air, jeune immortelle
! C'est dans ta ceinture, mince et svelte comme celle d'une jeune
vierge, dans ton sein, nuancé comme celui d'un serpent, dans ta gamme
d'or, ton chevalet de jade, c'est dans tes sept cordes, pures comme le
cristal, que réside toute la puissance de mes chants. O ma guitare! je
te suspendrai dans ma chambre, je t'offrirai des sacrifices aux quatre
saisons de l'année, et je ne manquerai jamais de te saluer, soir et
matin, pour te témoigner ma reconnaissance.

FAN-SOU. — Mademoiselle, promenons-nous à la dérobée.

SIAO-MAN. — Fan-sou, garde-toi de faire du bruit. Retenons nos ceintures
qui sont garnies de pierres sonores, et marchons tout doucement.

FAN-SOU. — (Elle chante.) « Les pierres de nos ceintures s'agitent avec
un bruit harmonieux; que nos petits pieds, semblables à des nénuphars
d'or, effleurent mollement la terre. (Bis.) La lune brille sur nos têtes
pendant que nous foulons la mousse verdoyante. (Bis.) La fraicheur
humide de la nuit pénètre nos légers vêtements. »

Mademoiselle, voyez donc comme ces fleurs sont vermeilles; elles
ressemblent à une étoffe de soie brodée; voyez la verdure des saules; de
loin on dirait des masses de vapeurs qui se balancent dans l'air. Nous
jouissons de toutes les beautés du printemps.

SIAO-MAN. — Que ces perspectives sont ravissantes!

FAN-SOU. — (Elle chante.) “Ce printemps qui dure quatre-vingt-dix jours
déploie maintenant tous ses charmes. Nous voici dans ces longues nuits
qui valent milie onces d'argent. En vérité, il est difficile de goûter à
la fois tant d'agréments réunis. »

(Elle parle.) Regardez ces pêchers vermeils et ces saules verdoyants.
Voici un printemps délicieux !

(Elle chante.) « Les fleurs et les saules semblent sourire à notre
approche; le vent et la lune redoublent de tendresse. Ce sont eux qui
font naitre ces couleurs variées que nous admirons. Dans ces moments
délicieux, un poëte se sentirait pressé d'épancher en beaux vers les
sentiments de son âme. »

(Elle parle.) Mademoiselle, les sites que vous voyez m'enchantent à tel
point que je voudrais profiter de cette heure délicieuse de la nuit pour
composer quelques vers. Je vous prie, ne vous en moquez pas.

SIAO-MAN. — Je désire les entendre.

FAN-SOU. — (Elle chante.) « Un han-lin, avec tout son talent, ne
pourrait décrire les charmes de ces ravissantes perspectives; un peintre
habile ne pourrait les représenter avec ses brillantes couleurs. Voyez
la fleur haï-tang[2], dont la brise agite le calice entr'ouvert; la
fraicheur de la nuit pénètre nos robes de soie ornées de perles; les
plantes odoriférantes sont voilées d'une vapeur légère; notre lampe
jette une flamme tranquille au milieu de la gaze bleue qui l'entoure;
les saules laissent flotter leurs soies verdoyantes, d'où s'échappent
des perles de rosée qui tombent, comme une pluie d'étoiles, dans cet
étang limpide : on dirait des balles de jade qu'on jetterait dans un
bassin de cristal. Voyez la lune qui brille à la pointe des saules ;
elle ressemble au dragon azuré qui apporta jadis le miroir de Hoang-ti.
»

(Pé-min-tchóng joue de la guitare.)

SIAO-MAN. - Fan-sou, de quel endroit viennent ces accords harmonieux?

FAN-SOU. — Sans doute c'est Pé-min-tchong, le jeune étudiant, qui joue
de la guitare.

SIAO-MAN. — Quel air joue-t-il ?

FAN-SOU. — Allons en cachette écouter au bas de cette fenêtre.

PÉ-MIN-TCHONG. — En présence de ces beaux sites, je vais chanter une
romance.

(ll chante en s'accompagnant de sa guitare.) « La lune brille dans tout
son éclat, la nuit est pure, le vent et la rosée répandent leur
fraicheur; mais, hélas ! la belle personne que j'aime n'apparait point à
mes yeux : elle repose loin de moi dans sa chambre solitaire ! Depuis
qu'elle a touché mon coeur, aucun oiseau messager ne m'apporte de ses
nouvelles. Il lui est difficile de trouver quelqu'un à qui elle puisse
confier une lettre. Mon âme se brise de douleur, ma tristesse s'accroit
de plus en plus, et cependant ma chanson n'est pas encore finie. Les
larmes inondent mon visage. Mille lis me séparent de mon pays natal ;
j'erre à l'aventure comme la feuille emportée par le vent. Quand
serai-je assez heureux pour posséder la belle Iu-feï?

SIAO-MAN. — Les paroles de ce jeune homme vous attristent le coeur.

FAN-SOU. — (Elle chante.) « Avant la fin de sa chanson j'ai senti mon
âme se briser. »

(Elle parle.) Et moi aussi je commence à devenir émue.

(Elle chante.) « A peine l'ai-je entendu que j'ai senti s'accroître mes
ennuis. La douceur de ses accents faisait naitre par degrés le trouble
au fond de mon âine; sa voix touchante inspire l'amour. Avec quelle
vérité il a dépeint les tourments de cette passion ! Ne croirait-on pas
qu'en prenant sa guitare, il a voulu décrire votre abandon, votre
tristesse? Ne semble-t-il pas dire qu'en dehors de sa fenêtre il y a une
jeune fille qui gémit comme lui sur sa couche solitaire? »

PÉ-MIN-TCHONG. — (Il chante de nouveau en s'accompagnant de sa guitare,)
« Le phénix solitaire cherche la compagne qu'il aime : il chante d'une
voix plaintive; où est-elle pour écouter ses tendres accents? »

FAN-SOU. — Que ne joue-t-il un autre air?

(Elle chante.) « Lorsqu'il peint avec sa guitare les plaintes du phénix
séparé de sa compagne, il semble faire allusion à nos peines. »

(Elle parle.) Mademoiselle, allons-nous-en.

SIAO-MAN. — Pourquoi es-tu donc si pressée?

(Elle chante.) « Ce jeune homme ne parait pas un lettré d'un caractère
droit et sincère. »

FAN-SOU. (Elle parle d'un ton effrayé.) Holà, mademoiselle, est-ce que
vous ne voyez pas un homme qui vient?

SIAO-MAN. — De quel côté vient-il?

FAN-SOU. — (Elle chante.) « Les bambous froissés résonnent sur son
passage; les fleurs laissent tomber avec bruit leurs pétales décolorés ;
les oiseaux, qui dormaient sur les branches, s'envolent de frayeur.
(Elle écoute.) J'ai écouté long-temps avec inquiétude : je n'entends
personne; autour de nous règnent la solitude et le silence. »

SIAO-MAN. — Pourquoi fais-tu l'effrayée ? Comment un homme pourrait-il
venir à cette heure ? Il faut que tu sois folle !

FAN-SOU, se mettant à rire. — Ah! ah! ah !

SIAO-MAN. — Pourquoi ris-tu ?

FAN-SOU. — (Elle chante.) « A peine ai-je éclaté de rire qu'un effroi
soudain vient étouffer ma voix. »

PÉ-MIN-TCHONG. — Il me semble que je viens d'entendre parler plusieurs
personnes au bas de cette fenêtre. Ne serait-ce pas parce qu'elles m'ont
entendu jouer de la guitare? Ouvrons la porte de ce cabinet pour
regarder.

FAN-SOU. — (Elle chante.) « Ah! j'ai entendu résonner l'anneau de la
porte; il m'a semblé voir quelqu'un venir. Le bruit qui a frappé mon
oreille m'annonçait une personne qui marche dans l'ombre. Soudain j'ai
arrêté mes yeux de ce côté : ce n'était que le bruit des gouttes de
rosée; ce n'était que le murmure de la brise du soir. Les fleurs
balancent capricieusement leur ombre; elles ont failli me faire mourir
de frayeur. »

(Elle parle.) Mademoiselle, allons-nous-en. J'appréhende qu'il ne vienne
quelqu'un.

SIAO-MAN. — Écoutons encore un air. Qu'est ce que tu as à craindre?

FAN-SOU. — (Elle chante.) « Mademoiselle, c'est à votre sollicitation
que je me promène cette nuit dans le jardin. Si madame vient à le
savoir, je ne pourrai trouver aucune excuse. De plus, cette démarche
excitera peutêtre des propos malveillants. Madame est sévère sur les
convenances, et elle gouverne sa maison avec une inflexible rigueur. »

(Elle parle.) Si madame vient à le savoir, elle dira qu'elle connait la
coupable, que c'est Fan-sou, cette petite scélérate; puis elle
m'appellera et me fera mettre à genoux. La nuit devient obscure ;
retournous-nous-en. Holà ! je crois entendre l'arrivée de quelqu'un.

SIAO-MAN. — Eh bien! retirons-nous.

FAN-SOU. — (Elle chante.) « Dites-moi un peu, quand vous êtes sortie de
votre chambre parfumée, la cour était-elle tranquille ? tout le monde
était-il en repos? »

SIAO-MAN. — A l'heure qu'il est, qui pourrait venir ici ?

Fan-sou. — Ne serait-ce pas Pé-min-tchong , qui vient de jouer de la
guitare?

(Pé-min-tchong fait semblant de tousser.)

SIAO-MAN. — Il sait que nous sommes là; mais comment pourrait-il deviner
ce que nous venons faire ici ?

FAN-SOU. — (Elle chante.) « Quoique nous ne pensions pas à l'amour, il
va supposer que l'amour nous amène dans cet endroit. »

SIAO-MAN. — Quel motif pourrait autoriser un semblable soupçon n?

FAN-SOU. — (Elle chante.) « Il cherchera naturellement dans quelle
intention nous sommes venues écouter sa romance. »

(Elle parle.) La nuit devient sombre; retirons-nous.

SIAO-MAN. — Quelle heure est-il à présent?

FAN-SOU. — (Elle chante.) « Il y a long-temps que j'ai entendu sonner la
première veille. La nuit s'avance; ne restons pas davantage. »

SIAO-MAN. — Si tu veux rester, reste; si tu veux t'en aller, va-t'en;
moi je désire attendre encore un peu. Qu'est-ce que j'ai à craindre?

FAN-SOU. (Elle chante.) « Vous avez donc grande envie d'attendre! pour
moi, je vais me retirer. »

SIAO-MAN. — Où vas-tu maintenant ?

FAN-SOU. — (Elle chante.) « Je vais près du puits, à l'ombre de ces
arbres touffus. »

SIAO-MAN. — Et pourquoi vas-tu de ce côté ?

FAN-SOU. — (Elle chante.) « Je me cacherai derrière la balustrade du
puits. »

SIAO-MAN. — Eh bien! marche la première; je te suivrai.

FAN-SOU. — (Elle chante.) « Cachez-vous à la faveur de l'ombre que je
projette en marchant. »

SIAO-MAN. Fan-sou, tu diras que je ne t'ai pas vue.

FAN-SOU. — (Elle chante.) « L'éclat de la lune peut nous trahir; je
meurs d'inquiétude. »

SIAO-MAN, seule. — Me voici débarrassée de Fan-sou; prenons maintenant
notre sac d'odeur et jetons – le sur le seuil de cette porte. Si
Pé-min-tchong sort du cabinet d'étude , il ne peut manquer de
l'apercevoir.

(Elle récite des vers.) « Les fleurs de pêcher emportées par les flots
servirent de guide à Lieou-chin et à Youen-chao, et les conduisirent
vers une ile habitée par les Dieux. » (Elle jette le sac d'odeur et
sort.)

ACTE II, SCÈNE VI.

SIAO-MAN et FAN-SOU.

SIAO-MAN. — Fan-sou, d'où viens-tu ?

FAN-SOU. — Madame m'avait chargée de visiter Pé-min-tchong, qui est
malade.

SIAO-MAN. — Comment va ce jeune homme ?

FAN-SOU, à part. — Il parait qu'elle s'intéresse beaucoup à lui. (A
Siao-man.) Son état s'aggrave de plus en plus; la maladie va le conduire
par degrés au tombeau.

SIAO-MAN, à part. — Est-il possible qu'il soit réduit à cet état ! Je
n'ose l'interroger avec trop d'instances. Comment donc faire ? Quel
remède?

FAN-SOU, à part. — La question que mademoiselle vient de m'adresser
décèle à fond les sentiments de son coeur. Il n'y a pas d'inconvénient à
lui parler franchement. (A Siao-man.) Mademoiselle, je viens de visiter
Pé-min-tchong, qui est malade. Ce jeune homme m'a chargé de vous
remettre une lettre ; j'ignore ce qu'elle contient.

SIAO-MAN, prenant la lettre et la lisant, affecte un ton irrité. – Vile
créature! il faut que tu sois bien effrontée !

FAN-SOU. — Que voulez-vous dire ?

SIAO-MAN. — Fan-sou, viens ici et mets-toi à genoux.

FAN-SOU. Je n'ai commis aucune faute; je ne m’agenouillerai pas.

SIAO-MAN. — Indigne suivante , tu déshonores ma famille! Sais tu bien où
tu es ? Tu oses manquer à ce point aux convenances, comme si je ne les
connaissais pas ! N'est-ce pas ici la maison d’un ministre d'État? Je
n'ai pas encore engagé ma foi; malgré cela, tu vas prendre la lettre
d'un jeune homme pour venir ensuite me séduire ! Si ma mère, qui est
d'un caractère emporté, venait à le savoir, tu serais perdue. Petite
scélérate, je devrais te briser la figure; mais on dirait que je suis
une jeune fille qui ai la méchanceté d'un démon; on ne manquerait pas de
me calomnier : mon unique devoir est de prendre cette lettre et d'aller
la montrer à ma mère. Misérable suivante! elle te fustigera comme il
faut.

FAN-SOU, se mettant à genoux et riant. — Eh bien ! me voilà à genoux. Ce
jeune homme m'a chargée de vous remettre un billet; je ne savais pas en
vérité ce qu'il avait écrit. Mademoiselle, si vous allez le dire à
madame,

(Elle chante.) « Vous me perdrez ainsi que le jeune amant de la ville de
Lo-yang. »

SIAO-MAN. Petite scélérate, tu es bien impudente !

FAN-SOU, tirant le sac d'odeur. Mademoiselle, ne fâchez pas tant.

(Elle chante.) « Votre suivante ne fera pas de bruit; mademoiselle ,
gardez-vous de vous emporter. »

(Elle parle.) Voici un objet qui a une destination.

(Elle chante.) « Dites-moi à qui il était destiné. »

(Elle parle.) Regardez un peu.

(Elle chante.) « Cherchez, expliquez d'où il vient. »

SIAO-MAN, regardant le sac. — (A part.) Comment se fait-il qu'il se
trouve dans ses mains?

FAN-SOU. Ne m'avez-vous pas dit : Tu es bien impudente, petite
misérable; sais-tu bien où tu demeures?

(Elle chante.) « N'est-ce pas ici le palais du ministre d'État? Comment
oserai je venir ici pour vous séduire? »

(Elle parle.) Et qui êtes-vous, mademoiselle?.

(Elle chante.) « Vous êtes une jeune personne; comment oserai-je vous
séduire par des propos indiscrets? Quand madame, qui est d'un caractère
si bouillant, aura vu cette servante qui déshonore sa maison, c'en est
fait d'elle ! Permettez-moi de vous quitter promptement. »

(Elle parle.) Je vais aller trouver madame.

(Elle chante.) « Afin qu'elle me châtie comme je le mérite. »

SIAO-MAN. — Fan-sou, je veux raisonner sérieusement avec toi.

FAN-SOU. — Feu le ministre d'État a gouverné sa maison avec tant de
sévérité que les domestiques et les servantes n'osaient pas faire une
démarche contraire aux rites. Aujourd'hui, mademoiselle, vous mettez en
oubli les instructions que vous avez reçues dans votre enfance; vous ne
cultivez pas les vertus de votre sexe; vous désobéissez à votre tendre
mère, au point d'envoyer des billets à un jeune homme. Vous faites comme
ces amantes qui franchissent les murs ou les percent pour voir l'objet
de leur passion. Vous promettez votre cœur à un jeune homme et vous lui
donnez un gage de votre tendresse. Ces jours derniers vous étiez
fatiguée de broder; vous vous disiez atteinte de cette lassitude
qu’occasionne l'influence du printemps; il parait que c'élait pour cela.
Voilà le Jardin découvert! C'est à vous maintenant de demander pardon :
loin de là, vous voulez avoir un entretien sérieux. Rejetant vos fautes
sur moi, vous m'accablez de reproches. Est-ce ainsi qu'on traite les
gens? Je ne vous fais qu'une seule question : Sur ce sac d'odeur vous
avez brodé deux oiseaux qui enlacent leurs ailes; quelle était votre
pensée ?

(Elle chante.) « Il faut convenir qu'ils sont brodés avec art. »

(Elle parle.) Voici une touſſe de nénuphars.

(Elle chante.) « Vous aviez sans doute vos raisons pour les broder
aussi. Cette conduite d'une personne distinguée comme vous l'êtes ne
peut manquer d'exciter la raillerie et les sarcasmes du public. (Elle se
met à courir.) Je cours montrer à madame ce sac d'odeur en soie
violette. »

SIAO-MAN, l'arrêtant. — Tout à l'heure je plaisantais avec toi; pourquoi
veux-tu aller chez ma mére?

FAN-SOU. — (Elle chante.) « Vous êtes une jeune personne; pourquoi
agissez-vous ainsi? »

SIAO-MAN, la retenant toujours. — C'est un tort que j'ai eu.

FAN-SOU — Mademoiselle, ne vouliez-vous pas me fustiger les reins?

(Elle chante.) « Je vous en prie, lâchez-moi! »

SIAO-MAN. — Fan-sou, attends encore un peu.

FAN-SOU. — Est-ce bien vous, mademoiselle?

(Elle chante.). « Comment! vous me suppliez, moi qui suis une misérable
servante, de vous accorder du répit! »

SIAO-NAN. — Je conviens que j'ai eu tort.

FAN-SOU. — Mademoiselle, tout à l'heure n'avez-vous pas voulu me
frapper?

(Elle chante.) « Ne vouliez-vous pas meurtrir cette bouche de Fan-sou
qui est vermeille comme la cerise! »

SIAO-MAN. — Eh bien ! frappe-moi deux coups.

FAN-SOU. — (Elle chante.) « Qui oserait meurtrir ces reins sveltes comme
la branche du saule? »

(Elle parle.) Venez ici et mettez-vous à genoux.

(Elle chante.) « Notre rôle est changé, c'est maintenant à moi à vous
châtier. »

(Elle parle.) Mademoiselle, vous paraissez émue.

SIAO-MAN. — Il y a bien de quoi être émue.

FAN-SOU. — Mademoiselle, est-ce que vous avez peur?

SIAO-MAN. — Certainement que j'ai peur.

FAN-SOU. — Mademoiselle, n'ayez aucune crainte : je voulais seulement
plaisanter avec vous.

SIAO-MAN. — Tu as failli me faire mourir de peur.

FAN-SOU. — Mademoiselle, parlez-moi sérieusement. Est-ce vous qui avez
donné ce sac d'odeur à Pé-min-tchong?

SIAO-MAN. — Oui.

FAN-SOU. — Pourquoi vous êtes-vous cachée de moi?

SIAO-MAN. — Craignant qu'on ne vint à le savoir, je n'ai pas osé te
faire cette confidence.

FAN-SOU. — Ce badinage a fait naître dans le cœur de Pé-min-tchong
l'espérance du bonheur. Il est tombé malade et ne s'est point levé.
Depuis ce moment son état s'aggrave de plus en plus, et bientôt les
secours de l'art deviendront impuissants. Il m'a découvert tout à
l'heure le secret du mal qui le consume. Il s'est prosterné trois fois
jusqu'à terre pour exprimer devant moi les sentiments que vous lui avez
inspirés. Il m'a dit que s'il ne peut s'unir à vous dans cette vie, son
unique vœu est de vous revoir dans l'autre monde. En achevant ces mots,
ses yeux se sont baignés de larmes, et moi-même je n'ai pu m'empêcher de
partager son émotion. Voilà pourquoi, mademoiselle, je n'ai pas craint
de m'exposer à votre colère; voilà pourquoi j'ai osé vous communiquer
cette nouvelle, au risque de faire rougir votre visage, qui est beau
comme le jade. A mon avis, les traits de ce jeune homme ressemblent à
une pierre précieuse : ses joues ont le coloris du vermillon. Par
l'éclat de ses paroles, par l'étendue de ses connaissances, il l'emporte
sur tous les beaux esprits des siècles passés. Un jour il résoudra, en
présence de l'empereur, les hautes questions de politique et de
législation. Il ne peut manquer d'arriver aux premiers honneurs
littéraires. Il lui est aussi facile d'acquérir des distinctions et des
richesses que de puiser dans un sac ouvert. Mademoiselle, si
véritablement vous avez de l'attachement pour lui, on dira qu’une belle
femme a épousé un homme de talent. Qui est-ce qui peut s'opposer à cette
union ? Pé-min-tchong nourrit dans le fond de son cour une passion qui
le mine et le consume; il désire même que la mort mette un terme à ses
tourments. Mademoiselle, l'humanité veut qu'on aime les hommes. Quel
bonheur n'éprouve-t-on pas lorsqu'on adoucit les peines de ses
semblables!

SIAO-MAN. — Ma compagne d'étude, tu es tout-à-fait dans l'erreur. Est-ce
que tu n'as pas entendu dire: « Quand on reçoit des présents de noces,
on devient épouse; quand on néglige les rites prescrits, on devient
femme de second rang? » Songe donc que je suis la fille d'un ministre
d'État. Si je désobéis à ma tendre mère et que je contracte avec un
jeune homme une union illicite, comment oserai-je ensuite soutenir les
regards du public? Pé-min-tchong, à cause d'une jeune fille, néglige le
soin de sa réputation; il désobéit à ses parents; il étouffe les
sentiments vertueux que le ciel a mis en lui, au point de compromettre
son existence. Si Pé-min-tchong est un homme, il faut convenir qu'il n'a
guère d'humanité pour lui-même; et d'ailleurs comment puis-je le sauver?

FAN-SOU. — Si pour une affaire de peu d'importance on compromet la vie
d'un homme, n'est-ce pas une faute grave ? Mademoiselle, réfléchissez-y
mûrement.

SIAO-MAN. — Ma compagne d'étude, garde-toi de m'en parler davantage: ma
résolution est irrévocablement fixée.

FAN-SOU. —Le Lun-iu dit:

« Celui qui manque à sa parole ne mérite pas le nom d'homme. »

Pé-min-tchong est sans famille dans le monde; il erre seul à l'aventure.
Mademoiselle, vous avez fait de ce sac d'odeur le gage de votre
promesse; par ces vers vous avez engagé votre foi; or est-il permis à
une personne bien née de manquer å sa parole comme vous le faites
aujourd'hui? Puisque vous persistez avec obstination dans votre refus,
je vais prendre le sac d'odeur et avertir madame.

SIAO-MAN. — Attends donc, raisonnons encore un peu.

FAN-SOU. — Mille demandes ne valent pas un consentement.

SIAO-MAN. — Tu joues de ruse avec moi. Allons, attends que je
réfléchisse encore.

FAN-SOU. — « Il vaut mieux sauver la vie d'un homme que d'élever une
pagode à sept étages. » Il n'est pas besoin de tant réfléchir pour
comprendre cela. Mademoiselle, quels ordres avez-vous à me transmettre,
pour que j’aille rendre réponse à ce jeune homme ?

SIAO-MAN. — Attends que j'écrive une lettre; si tu vas lui rendre
réponse, il la lira et connaîtra mes sentiments pour lui. (Elle remet la
lettre à Fan-sou.)

FAN-SOU. — Eh bien, je vais la porter.

SIAO-MAN. — A qui la portes-tu ?

FAN-SOU. — A madame.

SIAO-MAN. — Mademoiselle, il faut que vous alliez la remettre à ce jeune
homme; si vous la donnez à madame, vous me perdrez injustement.

FAN-SOU. — Mademoiselle, ne vous troublez pas; c'est au bachelier que je
vais la porter. (Elles sortent ensemble.)

SCÈNE VII.

PÉ-MIN-TCHONG et FAN-SOU.

PÉ-MIN-TCHONG. — Tout à l'heure, Fan-sou, après avoir pris ma lettre et
le sac d'odeur, est allée de ma part trouver sa jeune maitresse; mais
comme je ne reçois pas de nouvelles, il me semble qu'il y a un siècle
qu'elle est partie. Si par hasard elle rencontre des difficultés, que
deviendrai-je ? Je vais m'appuyer sur cette table et faire semblant de
dormir. (Fan-sou entre dans le cabinet d'étude.) (Pé-min-ichong se
levant et la serrant dans ses bras.) Mademoiselle , vous voilà donc
venue! Eh bien! où en est notre affaire ?

FAN-SOU. — (Elle chante.) « Aujourd'hui la soubrette vous a rendu un
service signalé. »

PÉ-MIN-TCHONG. — Mademoiselle a-t-elle daigné recevoir ma lettre?

FAN-SOU, faisant claquer ses doigts. — (Elle chante.) « J'ai eu recours
à un petit stratagème et j'ai arrangé votre affaire. »

PÉ-MIN-TCHONG. — Si vous avez quelque bonne nouvelle, faites-la-moi
connaitre ?

FAN-SOU. — (Elle chante.) « J'ai un billet de sa main, où elle a exprimé
ses sentiments. »

PÉ-MIN-TCHONG. — Quel bonheur! une réponse de mademoiselle! laissez-moi
la voir.

FAN-SOU , tirant de son sein la lettre sans la montrer. — (Elle chante.)
« Oh! dans cet endroit personne n'a pu la voir. »

PÉ-MIN-TCHONG. — Pourquoi êtes-vous insouciante à ce point? Si je ne
puis la voir, ô ciel! je mourrai d'impatience.

FAN-SOU. — (Elle chante.) « Lettré stupide, qui n'entendez rien aux
affaires ! Eh bien, votre sort est dans cette main-là. »

PE-MIN-TCHONG. — Hélas ! vous me faites mourir de crainte. (Fan-sou
remet la lettre à Pé-min-tchong.) (Pé-min-tchong se mettant à genoux
pour la recevoir.) C'est une lettre de mademoiselle ! Comment oserais-je
la traiter d'une manière irrespectueuse ? Attendez que j'allume un
réchaud de parfum, Mademoiselle, saluez cette lettre et faites une
prière pour moi.

FAN-SOU. — Je ne comprends pas.

PÉ-MIN-TCHONG. — Vous ne voulez pas? je prierai moi-même.

FAN-SOU. — Mademoiselle n'en ferait pas autant pour vous.

(Elle chante.) « Qu'a donc cette lettre de si extraordinaire pour que
vous brûliez des parfums en son honneur? Est-il possible que vous
portiez la démence au point d'adorer un morceau de papier! »

PÉ-MIN-TCHONG. — Je vais ouvrir cette lettre et la lire. Justement voici
des vers.

(Il lit les vers.) « La jeune fille est silencieuse dans sa chambre
solitaire; mais lorsqu'elle pense aux plaisirs de cette nuit, elle peut
encore écrire des vers. Elle est confuse de songer qu'elle aime le jeune
homme qui est présent à sa vue. Qui pouvait prévoir ce qui arrive
aujourd'hui ? Je vous ai causé bien des chagrins. Comment vous en
récompenserai-je ? »

FAN-SOU. — Vous le voyez, je viens de remplir pour vous une mission
délicate; je me suis compromise peut-être. J'essaierais en vain de vous
raconter tout ce que j'ai ſait.

PÉ-MIN-TCHONG. — Mademoiselle me promet un rendez-vous pour cette nuit;
mais j'ignore à quel moment elle viendra.

FAN-SOU. — Elle m'a adressé une recommandation pressante.

(Elle chante.) « Elle a pensé que le jeune homme qui occupe le cabinet
est triste et isolé, et qu'il ressemble à l'amant qui était placé dans
le lointain sur la tour de Hong-tai. »

PE-MIN-TCHONG. — Comment mademoiselle me traitera-t-elle cette nuit ?

FAN-SOU. (Elle chante.) — « Elle sera avare de sa tendresse dans la
crainte d'effacer sa beauté; et cette nuit, avec vous…… »

PÉ-MIN-TCHONG — Cette nuit comment se conduira-t-elle avec moi?

FAN-SOU, l'interrompant. — (Elle chante.) « Le mot était venu sur le
bout de ma langue; véritablement je l'ai avalé. »

PÉ-MIN-TCHONG. — Comment avez-vous pu l'avaler ? Vile, prononcez ce mot;
mettez le comble à ma joie.

FAN-SOU (à part). — (Elle chante.) « Si je ne le dis pas, je le ferai
mourir de chagrin. »

PÉ-MIN-TCHONG. — Qu'est-ce que mademoiselle vous a recommandé ?

FAN-SOU. — (Elle chante.) « Elle m'a ordonné de vous dire à voix basse……
»

PÉ-MIN-TCHONG. — De me dire quoi ?

FAN-SOU. — (Elle chante.) « Qu'elle vous engage à ne pas dormir, quand
la nuit sera avancée. »

PÉ-MIN-TCHONG. — Comment pourrais-dormir cette nuit?

FAN-SOU. — Elle vous prie d'attendre.

PÉ-MIN-TCHONG. — Pourquoi, une seconde fois, ne pas parler clairement?
Que veut-elle que j'attende?

FAN-SOU. — (Elle chante.) « Elle vous ordonne d'attendre (ter) jusqu'à
demain matin. »

PÉ-MIN-TCHONG. — Mademoiselle, ne plaisantez pas. Hâtez-vous de parler
clairement.

FAN-SOU. — (Elle chante.) « Elle veut que de la capitale on entende vos
soupirs; elle veut que vous trouviez votre oreiller trop large et votre
couverture trop froide. »

PÉ-MIN-TCHONG. — La nuit approche; je pense que le soleil va se coucher.

FAN-SOU. — (Elle chante.) « Nous sommes justement à l'heure de midi. —
Jamais je n'ai vu un lettre que l'amour ait rendu fou à ce point. »

PÉ-MIN-TCHONG. — Mademoiselle, dites-moi sans détours à quelle heure de
la nuit elle viendra.

FAN-SOU. — (Elle chante.) « Attendez que le tambour ait annoncé
l'arrivée de la nuit; attendez que tout le monde de ce palais soit
plongé dans un profond sommeil; attendez qu'un bruit qui se prolonge au
loin parte du haut de la tour; que la goutte d'eau tombe sur la
clepsydre de jade sonore; qu'une brise printanière fasse frémir
l'aigrette du phénix qui dort sur les bananiers; que la fleur qui croit
dans le palais de la lune abaisse son ombre sur la cime des arbres; que
la jeune beauté sorte furtivement de sa chambre, d'où s'exhale un doux
parfum; qu'elle quitte ses rideaux brodés; qu'en agitant sa robe
ondoyante , elle franchisse le chemin entouré d'une balustrade; qu'elle
soulève mollement la jalousie ornée de perles; attendez qu'un léger
bruit se fasse entendre de la fenêtre : c'est le moment où elle viendra.
»

(Elle sort.)

[1] Nous avons publié dans le Nouveau journal asiatique (cahiers de
novembre et décembre 1834, janvier et février 1835), la traduction de
cette comédie chinoise, dont l'intrigue est vive et fort amusante. Au
lieu de présenter ici l'analyse de la pièce , analyse qui n'apprendrait
rien au lecteur, nous aimons mieux extraire deux ou trois scènes qui
offrent des détails curieux sur les moeurs domestiques de la Chine. Les
personnages sont madame Han, veuve de Peï-tou, prince de Tsin,
commandant en chef des armées de l'empereur; Pé-miu-tchong , fils de Pé,
général d'infanterie , et amant de Siao-man ; Siao-man, fille de
Peï-tou, et amante de Pé-min-tchong; Fan-sou, suivante de Siao-man.

[2] Pyrus japonica.