La Chine, ou Description. 5

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La Chine, ou Description. 5
La Chine, ou Description générale des moeurs et des coutumes, du gouvernment, des lois, des réligions, des sciences, de la literature, des productions naturelles, des arts, des manufactures et du commerce de lempire Chinois
WF00008E
Western
French
John Francis Davis (1795-1890)
2:385-389
1837
Paris: Libraire de Paulin
Translation of Davis' The Chinese: a general description of the Empire of China and its inhabitants
Translated by Auguste Pichard (1815-1838)
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IV

L'AVARE,

COMÉDIE CHINOISE[1].

ANALYSE DU QUATRIÈME ACTE.

[Kou-jin (c'est le nom de l'avare) devenu veuf, est malingre, cacochyme,
moribond. Il s'avance appuyé sur le bras de son fils adoptif.]

- Aie! que je suis malade! (il soupire.) Hélas ! que les jours sont
longs pour un homme qui souffre! (A part.) Il y a bientôt vingt ans que
j'ai acheté[2] ce jeune écervelé. Je ne dépense rien pour moi, pas un
denier, pas un demi-denier, et lui, l'imbécile, il ignore le prix de
l'argent. L'argent n'est pour lui qu'un moyen de se procurer des
vêtements, de la nourriture; passé cela, il ne l'estime pas plus que de
la boue. Sait-il toutes les angoisses qui me tourmentent, lorsque je
suis obligé de dépenser le dixième d'une once (75 cent.)? — Mon père,
est-ce que vous ne voulez pas manger? — Mon fils, tu ne sais pas que
cette maladie m'est venue d'un accès de colère. Un de ces jours, ayant
envie de manger un canard rôti, j'allai au marché, dans cette boutique,
là, que tu connais. Justement on venait de rôtir un canard d'où
découlait le jus le plus succulent. Sous le prétexte de le marchander,
je le prends dans ma main et j'y laisse mes cinq doigts appliqués
jusqu'à ce qu'ils soient bien imbibés de jus. Je reviens chez moi sans
l'acheter, et je me fais servir un plat de riz cuit dans l'eau. A chaque
cuillerée de riz, je suçais un doigt. A la quatrième cuillerée, le
sommeil me prit tout-à-coup, et je m'endormis sur ce banc de bois. Ne
voila-t-il pas que, pendant mon sommeil, un chien vient me sucer le
cinquième doigt. Quand je m'aperçus de ce vol à mon réveil, je me mis en
une telle colère, que je tombai malade. Je sens que mon mal empire de
jour en jour; je suis un homme mort. Allons, il faut que j'oublie un peu
mon avarice et que je me mette en dépense. Mon fils, j'aurais envie de
manger de la purée de fèves. — Je vais en acheter pour quelques
centaines de liards. — Pour un liard, c'est bien assez. — Pour un liard!
à peine en aurais-je une demi-cuillerée. Et quel marchand voudrait m'en
vendre si peu ?

Un domestique parlant bas au jeune homme. —Achetez-en pour une once
d'argent. (A part.) S'il donne cinq liards pour acheter de la purée de
fèves, il écrira sur son livre de dépenses qu'il m'a avancé cinq liards,
et demain il voudra me les faire rembourser.

Le jeune homme achète de la purée de fèves pour dix liards au lieu d'un.
Mais il n'a pu tromper l'oeil toujours vigilant de l'avare, et il essuie
des reproches à son retour.

— Mon fils, je t'ai vu tout à l'heure prendre dix liards et les donner
tous à ce marchand de purée. Peut-on gaspiller ainsi l'argent? — Il me
doit encore cinq liards sur la pièce que je lui ai donnée. Un autre
jour, je les lui redemanderai. — Avant de lui faire crédit de cette
somme, lui as-tu bien demandé son nom de famille et quels sont ses
voisins de droite et ses voisins de gauche? — Mon père, à quoi bon
prendre des informations sur ses voisins ? — S'il vient à déloger et à
s'enfuir avec mon argent, à qui veux-tu que j'aille réclamer mes cinq
liards ? —Mon père, pendant que vous vivez, je veux faire peindre
l'image du dieu du bonheur, afin qu'il soit favorable à votre fils, à
vos petits-fils et à vos descendants les plus reculés. — Mon fils, si tu
fais peindre le dieu du bonheur, garde-toi bien de le faire peindre de
face: qu'il soit peint par derrière, cela suffit. — Mon père, vous vous
trompez, un portrait se peint toujours de face. Jamais peintre s'est-il
contenté de représenter le dos du personnage dont il devait faire le
portrait? — Tu ne sais donc pas, insensé que tu es, que, quand un
peintre termine les yeux dans la figure d'une divinité, il faut lui
donner une gratification? — Mon père, vous calculez trop. — Mon fils, je
sens que ma fin approche. Dis-moi, dans quelle espèce de cercueil me
mettras-tu? — Si j'ai le malheur de perdre mon père, je lui achèterai le
plus beau cercueil de sapin que je pourrai trouver. — Ne va pas faire
cette folie; le bois de sapin coûte trop cher. Une fois qu'on est mort,
on ne distingue plus le bois de sapin du bois de saule. N'y a-t-il pas
derrière la maison une vieille auge d'écurie? Elle sera excellente pour
me faire un cercueil. — Y pensez-vous ? Cette auge est plus large que
longue; jamais votre corps n'y pourra entrer, vous êtes d'une trop
grande taille. — Eh bien, si l'auge est trop courte, rien n'est plus
aisé que de raccourcir mon corps. Prends une hache et coupe-le en deux.
Tu mettras les deux moitiés l'une sur l'autre, et le tout entrera
facilement. J'ai encore une chose importante à te recommander: ne va pas
te servir de ma bonne hache pour me couper en deux; tu emprunteras celle
du voisin. — Puisque nous en avons une chez nous, pourquoi s'adresser au
voisin ? — Tu ne sais pas que j'ai les os extrêmement durs : si tu
ébréchais le tranchant de ma bonne hache, il faudrait dépenser quelques
liards pour la faire repasser. — Comme vous voudrez. Mon père, je désire
aller au temple pour y brûler de l'encens à votre intention; donnez-moi
de l'argent. — Mon fils, ce n'est pas la peine; ne brûle pas d'encens
pour obtenir la prolongation de mes jours. — Il y a long-temps que j'en
ai fait le voeu; je ne puis pas tarder davantage l'acquitter. — Ah! ah!
tu as fait un voeu. Je vais te donner un denier. — C'est trop peu. —
Deux. — C'est trop peu. — Je t'en donne trois. C'est assez…… C'est trop,
c'est trop, c'est trop…… Mon fils, ma dernière heure approche; quand je
ne serai plus, n'oublie pas d'aller réclamer ces cinq liards que te doit
le marchand de purée de fèves.

Voilà ce qui s'appelle un caractère soutenu jusqu'à la fin. Ce trait
vaut mieux encore que le dernier mot d’Harpagon : “et moi, voir ma chère
cassette.” Il est plus piquant, plus inattendu.

[1] M. Nandet, de l'Institut, a donné, dans le second volume du Théâtre
de Plaule, l'extrait d'une comédie chinoise, traduite par M. Stanislas
Julien, et intitulée l'Avare. Nous croyons que le lecteur nous saura gré
de reproduire ici l'analyse du dernier acte, le plus remarquable des
quatre, malgré l'exagération du ridicule et du plaisant qu'on y
rencontre parfois.

[2] Voici le projet du contrat de vente que l'avare a fait écrire sous
sa dictée, par son commis:

« Celui qui s'engage par ce contrat est Tcheou, le bachelier. Comme il
manque d'argent et n'a aucun moyen d'existence, il désire vendre un
tel, son propre fils, âgé de tant d'années, à un riche propriétaire,
nommé le respectacle Kou-jin , qui est honoré du titre de Youen-wai. »
Personne n'ignore que vous avez une grande fortune ; il vous suffit du
titre de Youen-waï, à quoi bon mettre les mots riche propriétaire? —
Tchin-té-fou, est-ce que tu veux donner des leçons ? Estce que je ne
suis pas riche propriétaire, par hasard ? est-ce que je suis un
indigent? Oui, oui, riche propriétaire, riche propriétaire. Tu écriras
derrière le contrat, qu'une fois le marché passé, si une des parties
se rétracte, elle paiera un dédit de mille onces d'argent. — C'est
écrit. Mais, au fait, quelle somme lui donnerez-vous pour l'enfant ? —
Ne vous mettez pas en peine de cela : je suis si riche, qu'il ne
pourrait jamais dépenser tout l'argent que je ferais pleuvoir sur lui,
si je voulais, en faisant seulement craquer mon petit doigt. »

Le bachelier signe de confiance, espérant, d'après la somme du dédit
supposé, qu'on veut mettre un grand prix à son fils. Tchin-té-fou
rapporte le contrat signé à Kou-jin , qui lui demande si le bachelier
est parti.

— Eh! comment ? vous ne lui avez pas payé les frais de nourriture? —
Il faut que vous soyez bien dépourvu de sens et d'intelligence,
Tchin-te-tou. Cet homme, n'ayant point de riz pour nourrir son fils,
me l'a vendu tout à l'heure, pour qu'il fût nourri dans ma maison, et
qu'il mangeât món riz. Je veux bien ne pas exiger de frais de
nourriture : mais comment ose-t-il en réclamer? — Belle satisfaction !
cet homme n'a pas d'autre moyen de retourner dans son pays. —
Puisqu'il ne vent pas remplir les conventions, rendez-lui sou enfant,
et qu'il me paie mille onces d'argent pour le dédit. »

Cependant l'avare se laisse vaincre par les prières de l'honnête
Tchin-lé-lou ; il accorde une once d'argent (7 fr 50 c.) — C’est se
moquer. — Il ne faut pas estimer si peu un lingot d'argent, sur le
quel est empreint le mot pao (chose précieuse). Cette dépense ne le
parait rien ; elle m'arrache les entrailles. Mais je veux bien faire
ce sacrifice pour me débarrasser de lui : c'est à prendre ou à
laisser.

On devine ce que disent les parents, quand Tchin-té-fou leur vient
faire cette proposition. Non, on ne peut pas le deviner. C'est la
femme qui s'écrie : — Comment ! une once d'argent; on n'aurait pas
pour cela un enfant de terre cuite ! Si la réponse est peu maternelle,
la réflexion de l'avare, quand on la lui rapporte, est excellente: —
Oui, mais un enfant de terre cuite ne mange pas de riz, et ne fait pas
de Dépense.