La Chine, ou Description. 4

  • Info
  • Pages
  • Transcript
  • Related
La Chine, ou Description. 4
La Chine, ou Description générale des moeurs et des coutumes, du gouvernment, des lois, des réligions, des sciences, de la literature, des productions naturelles, des arts, des manufactures et du commerce de lempire Chinois
WF00008D
Western
French
John Francis Davis (1795-1890.0)
2:378-384
1837
Paris: Libraire de Paulin
Translation of Davis' The Chinese: a general description of the Empire of China and its inhabitants
Translated by Auguste Pichard (1815-1838)
Page 1
Page 2
Page 3
Page 4
Page 5
Page 6
Page 7

III

UN HÉRITIER DANS LA VIEILLESSE[1],

COMÉDIE CHINOISE.

ACTE III, SCÈNE IV.

(Le théâtre représente un cimetière.)

LIEOU-TSONG-CHEN, LI-CHI.

LIEOU. — Le Tsing-ming commence aujourd'hui, et nous venons visiter les
tombeaux de nos pères. Femme, notre fille et son mari ne sont-ils pas
partis avant nous?

Li-CHI. — Ils nous ont précédés depuis long-temps. Déjà la tente doit
être dressée, les moutons doivent être tués; les gâteaux, les jambons,
toutes les offrandes sont sans doute préparées, et le vin est chauffé.
Les ombres de nos ancêtres et de nos parents n'attendent plus que nous.
Nous allons brûler le papier parfumé, et nous mangerons ensuite le reste
des offrandes.

LIEOU: — Je crains que nos enfans ne soient pas encore ici.

LI-CHI. — Je vous répète qu'ils sont partis avant nous.

LIEOU. — Mais croyez-vous qu'ils soient en effet arrivés ?

LI-CHI. — Depuis long-temps, sans doute.

LIEOU. — Marchons donc. Ah! ne vous apercevez-vous pas que, dans le feu
de notre conversation, nous avons déjà dépassé les tombeaux? Les voilà
certainement; approchons-nous.

LI-CHI. — C'est vrai, il faut revenir sur nos pas.

LIEOU. — Nous y voici. Mais je n'aperçois aucune tente ! Je ne vois ni
moutons, ni gâteaux, ni vin! Aucune offrande n'est prête! Ah! quel sera
donc le sort des ombres de nos pères?

LI-CHI. — Je crains que nos enfants ne se soient arrêtés en chemin.

LIEOU. — Femme, autrefois, vous n'auriez pas été si confiante.

LI-CHI. — En vérité, ils m'ont bien trompée.

LIEOU.— Hélas, l'aspect de ces tombeaux est fait pour affliger! « Voyez
les épines et les ronces sortir de ces murs de briques et de terre,
couvrir les cercueils et envahir le lieu des offrandes. Où sont les
arbres Lo-yang et Pé-yang? » Mais il me semble que quelqu'un a visité
récemment cet endroit. « Qui peut y être venu? Est-ce mon gendre, ma
fille, mon neveu, ou quelque parent plus éloigné? Quelle désolation
règne ici ! La terre marécageuse n'a reçu ni la saveur des offrandes, ni
les parfums du thé ou du vin! A peine a-t-elle été remuée. On n'y a
point brûlé de papier, ni versé seulement une tasse de vin chaud. »
Cependant quelqu'un est venu ici il y a peu d'instans, et en est
reparti.

LI-CHI. — Oh! si quelqu'un y est venu, ce ne peut être qu’un pauvre
misérable.

LIEOU. — Lui et moi le sommes donc également ! Les longues pluies qui
sont tombées naguère ont sans doute empêché bien des gens de se rendre
ici, et c'est ce qui fait que l'herbe y est si longue. Ah ! quand
goûterai-je le bonheur de me voir revivre dans un fils? Chaque jour le
bétail immonde viendra brouter sur nos-tom-beaux! Où placera-t-on les
tigres et les chèvres de pierre[2]? » Femme, puisque nos enfants ne sont
point arrivés, commençons nos adorations sans eux.

LI-CHI. — Vous avez raison. Nous autres vieilles gens, commençons en les
attendant.

LIEOU. —Tournez-vous d'abord de ce côté.

LI-CHI. — Qui sont ceux qui reposent ici?

LIEOU. — Les parents de mon père.

LI-CHI. — Parents du père de mon époux, versez sur notre famille votre
influence favorable. Parents du père de mon époux, puissiez-vous bientôt
monter dans les célestes demeures!

LIEOU. — Passons à ceux-ci maintenant.

LI-CHI — Qui est enterré là ?

LIEOU. — Mes propres parents.

LI-CHI. — Parents de mon époux, votre vie étant terminée, soyez
immortels après votre mort !

LIEOU. — Par ici à présent.

LI-CHI. — A qui appartiennent ces tombeaux?

LIEOU. — A mon frère et à sa femme; au père et à la mère d'In-sun.

LI-CHI. — Quoi, c'est là qu'ils sont déposés ! C'est à tort que vous
m'ordonnez de rendre hommage à des inférieurs; je suis trop au-dessus
d'eux pour faire des oblations sur leurs tombes.

LIEOU. — Pendant leur vie, sans doute, ils étaient audessous de vous,
mais maintenant ils n'existent plus! Ah! dites seulement : “Votre vie
étant terminée, soyez immortels après votre mort!” Pour l'amour de moi,
ma femme, prononcez cette formule.

LI-CHI. -Hé bien donc je vais obéir. (A part.) O vous, les deux plus
jeunes de la branche des Lieou, prêtez-moi l'oreille du fond de vos
sépultures! Souvenez-vous que pendant que vous viviez, vous nous avez
fait du tort en abusant de la partialité de votre père et de votre mère;
cependant le terme le plus court vous est échu en partage, et maintenant
vous avez quitté la vie, laissant derrière vous ce misérable In-sun qui
obsède constamment notre porte. Puisse-t-il bientôt être estropié ou tué
en chemin! Puissé je le voir foulé aux pieds et écrasé!

LIEOU. — Aurez-vous bientôt fini de prier?

LI-CHI. — A peine ai-je eu le temps d'ouvrir la bouche.

LIEOU. — Femme, où serons-nous[3] enterrés nous-mêmes dans cent ans
d'ici?

LI-CHI. – J'ai fait choix d'une place sur le sommet de cette colline.
Voyez les grands arbres qui l'ombragent comme autant de parasols. C'est
là que nous reposerons dans cent ans d'ici.

LIEOU. — Je crains que nous ne puissions être enterrés là.

LI-CHI. — Pourquoi donc?

LIEOU. — Je vous dis que cela ne se pourra pas. C'est ici qu'on nous
mettra.

LI-CHI. — Ici? Mais c'est un endroit humide, bas et triste; je n'y
consentirai jamais. Non, non, c'est là haut, vous dis-je.

LIEOU. — « Hélas, nous sommes semblables à deux colonnes ruinées, et
nous n'avons ni fils, ni petit-fils pour nous soutenir. Dans cent ans
d'ici, lorsque nos corps seront profondément ensevelis, en vain nos
tombes seront-elles convenablement orientées[4], nous n'en reposerons
pas moins dans ce lieu de désolation. Au temps des oblations, 1er et 15
du mois, qui est-ce qui viendra les yeux en pleurs orner nos sépultures
de papier doré, et brûler de l'encens en notre honneur? »

Femme, c'est seulement parce que nous n'avons point de fils, que nous ne
pourrons pas être enterrés où vous le dites.

LI-CHI. — Point de fils, dites-vous ? N'avons-nous pas un gendre et une
fille?

LIEOU. — Ah! je n'y pensais pas. Allons, puisque nos enfants n'arrivent
point, causons un peu ensemble, et dites-moi, je vous prie, quel est mon
surnom?

LI-CHI.— (A part.) Sûrement ce vieux bonhomme perd la raison à mesure
qu'il avance en âge; voilà qu'il a oublié son surnom! (Haut.) Votre
surnom est Lieou, et on vous appelle Lieou-youen-waï[5].

LIEOU. — Ah! mon surnom est Lieou, et on m'appelle Lieou-youen-waï !
C'est fort bien, et quel est le vôtre ?

LI-CHI. — Le mien est Li.

LIEOU. — Le vôtre est Li, et le mien est Lieou; et dites-moi : Comment
êtes-vous entrée dans ma famille ?

LI-CHI. — Vraiment est-ce que vous l'ignorez? Eh! à quoi ont servi les
visites, les témoins, les fêtes et les présents de mariage, si ce n'est
à faire de moi votre femme légitime, et à m'admettre dans votre famille?

LIEOU. — Ceux qui vous rencontrent vous appellent-ils madame Lieou, ou
madame Li?

LI-CHI. — (A part.) Il devient tout-à-fait stupide! (Haut.) « Si
j'épouse un oiseau, il faut que je vole après lui; si j'épouse un chien,
je dois le suivre à la course; si j'é-pouse une motte de terre
abandonnée, il faut que je m'asseye à côté d'elle, et que je la
garde[6]. »

Vous et moi, durant notre vie, nous partageons le même lit, et, après
notre mort, nous aurons le même tombeau. J'appartiens tout-à-fait à
votre famille, pourquoi donc m'appellerait-on madame Li?

LIEOU. — Oui, il me semble, en effet, que vous êtes de ma famille; mais
quel est le surnom de notre fille?

LI-CHI. — Son surnom est aussi Lieou. On la nomme Lieou-in-tchang.

LIEOU. — Comment s'appelle votre gendre?

LI-CHI. — Tchang. Il s'appelle Tchang-lang.

LIEOU. — Femme, permettez-moi de vous demander si, dans cent ans d'ici,
notre fille sera déposée dans les tombeaux des Lieou ou dans ceux des
Tchang.

LI-CHI. — Elle sera enterrée dans ceux de Tchang. (Après un moment de
réflexion) : Oh! pourquoi pensez-vous à tout cela? Hélas, il n'est que
trop vrai, n'ayant point de fils, nous sommes réellement sans soutiens.

LIEOU. — Vous me comprenez à la fin.

LI-CHI. — Qu'il serait heureux que quelqu'un de notre famille vint
visiter ces tombeaux!

[1] On trouve dans ce volume, page 131 et suivantes, l'analyse de cette
intéressante comédie, qui a été traduite, en 1817, par M. J.-F. Davis.
Il est bon toutefois d'avertir le lecteur que le nom du vieillard est
Lieou-tsong-chen; celui de sa femme légitime, Li-chi ; le neveu
s'appelle In-sun.

[2] L'architecture des tombeaux est presque la seule, à la Chine, où
l'on puisse trouver de la variété. Ces maisons des morts reçoivent
toutes les formes possibles, et sont ordinairement décorées de mauvaises
figures de lions, de tigres, d'éléphants, de chevaux, etc.

…...........................................quæ gratia currûm

Armorumque fuit vivis , quæ cura nitentes

Pascere equos, eadem sequitur tellure repostos.

Les Tartares sacrifient des animaux vivants, et, depuis l'avénement de
la présente dynastie, des esclaves mêmes et des concubines ont été
offerts aux mânes de quelques personnages de la famille impériale:
mais les Chinois furent si choqués de cette pratique cruelle, que la
dynastie régnante a jugé convenable de l'abolir par une loi.

(Note de M. J.-F. Davis.)

[3] Les Chinois pensent qu'il est de mauvais augure de faire mention de
la mort en termes directs ; c'est ainsi que les Romains disaient de
quelqu'un de mort, fuit on vixit, au lieu de moritur.

(Note de M. J.-F. Davis.)

[4] Aucun Chinois ne bâtit une maison, n'élève un tombeau de famille,
sans consulter auparavant un prêtre on un astrologue touchant le
Tung-choui (le vent et l'eau), c'est-à-dire la ligne précise selon
laquelle les diverses parties de l'édifice doivent être dirigées.

(Note de M. J.-F. Davis.)

[5] Terme équivalent à l'anglais squire, écuyer.

[6] Proverbes chinois.