La Chine, ou Description. 1

  • Info
  • Pages
  • Transcript
  • Related
La Chine, ou Description. 1
La Chine, ou Description générale des moeurs et des coutumes, du gouvernment, des lois, des réligions, des sciences, de la literature, des productions naturelles, des arts, des manufactures et du commerce de lempire Chinois
WF00008A
Western
French
John Francis Davis (1795-1890)
2:123-138
1837
Paris: Libraire de Paulin
Translation of Davis' The Chinese: a general description of the Empire of China and its inhabitants
Translated by Auguste Pichard (1815-1838)
Page 1
Page 2
Page 3
Page 4
Page 5
Page 6
Page 7
Page 8
Page 9
Page 10
Page 11
Page 12
Page 13
Page 14
Page 15
Page 16

CHAPITRE XVI.

LITTÉRATURE (suite).

Belles lettres. — Drame — Passion des Chinois pour le théâtre.
Négligence des unités. — Caractère des drames. — Parallèle du théâtre
chinois el du théâtre grec. — Intrigue d'une pièce. — Division par
actes. — Analyse d'une tragédie. — Poésie. — Structure du vers. —
Caractère de la poésie. — Ancienne ode. —Poëme sur Londres. — Romans et
nouvelles. — Analyse d'un roman chinois.

« Les Chinois, dit un écrivain du Quarterly review, se distinguent
éminemment des autres peuples de l'Asie par l'usage qu'ils ont fait, dès
le xe siècle de notre ère, de la typographie, particulièrement de la
stéréotypie, qui a le double avantage de multiplier les exemplaires et
de diminuer le prix d'un ouvrage[1]. Il résulte de ce que nous venons de
dire que les Chinois aiment passionnément la lecture. Les plus basses
classes possèdent toutes un certain degré d'instruction, et pour les
classes élevées, l'éducation est le seuil même de là porte qui conduit
aux honneurs, à la gloire et aux emplois civils. Parmi le nombre et la
prodigieuse diversité de leurs livres, nous n'hésitons point à déclarer
que nous avons toujours accordé la première place à cette branche de
leur littérature qui comprend les pièces de théâtre, la poésie et les
romans; nous la considérons aussi comme le moyen le plus agréable de
faire connaissance avec leurs moeurs et leurs coutumes. Nous allons donc
examiner les belles lettres chinoises, sous le triple point de vue du
drame, de la poésie et du roman.

Dans une collection peu considérable de livres chinois appartenant à la
compagnie des Indes-Orientales, on ne trouve pas moins de deux cents
volumes de pièces de théâtre, et un seul ouvrage, en quarante volumes,
contient juste cent pièces. Le gouvernement du céleste Empire ne donne
pas, il est vrai, de spectacle au peuple à ses propres frais, ainsi que
le faisait celui de Rome, mais il encourage de tout son pouvoir les
divertissements dramatiques, et permet qu'on élève un théâtre dans
toutes les rues, au moyen de souscriptions recueillies parmi les
habitants. A certains jours, les mandarins eux-mêmes fournissent les
fonds nécessaires. Les principales circonstances qui donnent lieu à ces
amusements sont des fêtes d'une nature religieuse. On construit alors
avec une étonnante facilité des théâtres provisoires en bambou, soit
devant les temples, soit dans des espaces découverts.

Les spectacles durent plusieurs jours, les acteurs sont en général ce
que nous appelons des vagabonds; ils vont par bandes de dix ou douze, et
sont payés suivant leurs talents. Les meilleurs sont ceux de Nanking.
Ils parcourent l'empire, et reçoivent quelquefois des sommes
considérables pour donner des représentations aux fêtes des gens
riches[2].

Afin de montrer quelle est la ſureur des Chinois pour les
divertissements dramatiques, nous insérons ici le relevé des dépenses
théâtrales qui se renouvellent annuellement à Macao, ville en partie
portugaise, et qui renferme plusieurs riches Chinois.

Vis-à-vis le grand temple, près du mur de séparation qui confine les
Portugais, on représente vingt-deux pièces, lesquelles, sans y
comprendre les frais de construction du théâtre, coûtent 2,200 dollars
espagnols. Au temple chinois, près de l'entrée de la rade intérieure, on
exécute diverses pièces pour lesquelles il faut payer 2,000 dollars.
Enfin, d'autres représentations données dans le courant de l'année font
monter les frais au total de 6,000 dollars environ, 1,500 livres
sterling (37,500 fr.) Ces frais sont supportés par une petite population
de boutiquiers et d'artisans. Un incident survenu à Macao, en 1833, a dû
faire penser aux indigènes que les Européens n'étaient pas moins
passionnés qu'eux pour les représentations dramatiques. Une troupe de
chanteurs italiens venus de Naples, et consistant en deux signore et
cinq signori, après avoir exercé leur profession dans l'Amérique du Sud,
franchirent l'océan Pacifique pour se rendre à Calcutta. Diverses
circonstances les ayant obligés de toucher à Macao , ils se virent
pressés d'y rester six mois, jusqu'à ce que la saison leur permit de
continuer leur voyage. On érigea un théâtre provisoire, et ils
exécutèrent avec le plus grand succès la plupart des opéras de Rossini.
Les Chinois furent surpris de voir ce qu'on appelle dans le jargon de
Canton un sing-song, érigé par des étrangers sur le sol de leur empire,
et un mélange de chant et de récitatif semblable au leur. Comme, pour
s'en retourner depuis Calcutta, le plus court chemin était par le cap de
Bonne-Espérance, ces Italiens firent faire à l'opéra le tour du Monde.

Avant de parler des compositions dramatiques, nous dirons un mot de la
mise en scène.

« Ils ne recourent point, comme sur nos théâtres modernes (remarque
l'éditeur d’un Héritier dans la vieillesse), à l'illusion des
décorations, et les expédients singuliers dont ils sont quelquefois, à
leur défaut, obligés de s'aviser, ne sont pas d'un genre beaucoup plus
relevé que le buisson d'épines et la lanterne de Nick-Bottom , pour
représenter ou défigurer le personnage de la Lune, et l'homme barbouillé
de plâtré ou couvert d'une étoffe grossière, pour signifier une
muraille. C'est ainsi qu'un général, sur un théâtre chinois, après avoir
reçu l'ordre de se rendre dans une province éloignée, agite un fouet ou
sạisit les courroies d'une bride, et fait plusieurs fois le tour de la
scène, au milieu d'un effroyable vacarme de gongs, de tambours et de
trompettes. Puis il s'arrête tout court, et annonce à l'auditoire qu'il
est arrivé. S'il faut donner l'assaut aux murs d'une ville , trois ou
quatre soldats se couchent l'un sur l'autre pour représenter le rempart.
On peut se former une idée assez juste du peu d'assistance que tirait
anciennement des illusions de la scène l'imagination du public anglais,
par la description que sir Philip Sidney fait de l'état du théâtre et de
la comédie de son temps, (vers l'an 1583).

« Maintenant, dit-il, vous allez voir trois dames qui se promènent en
faisant semblant de cueillir des fleurs, et vous devez croire que le
théâtre est un jardin. Bientôt après on viendra, dans le même lieu, vous
raconter un naufrage, et vous être seul à blâmer, si vous ne vous
imaginez pas y voir un rocher; ensuite un monstre hideux vomira du feu
et de la fumée, et les spectateurs tremblants sont obligés de penser
qu'ils sont dans une caverne, tandis qu'au même instant deux armées
s'élanceront, représentées par quatre épées et quatre boucliers, ce qui
doit transporter le plus incrédule au milieu d'un champ de bataille,
jonché de morts et de mourants. »

Les Chinois laissent le champ plus libre à l'imagination que nous ne le
faisons; chez eux, l'action ne se passe pas toujours dans un même lieu,
comme dans la plupart des tragédies grecques. « Vous ne pourrez jamais
amener une muraille sur la scène, » dit Snug le menuisier. Ainsi
s'exprime l'acteur chinois. Cependant, quoique leurs expédients ne
soient pas aussi démesurément absurdes que ceux auxquels on a recours
dans le Songe d'une nuit d'été, ils ne sont guère plus ingénieux.

La vérité est que les décorations contribuent sans doute beaucoup à
ajouter à l'illusion, mais qu'elles ne sont nullement d'une rigoureuse
nécessité. Ne vaut-il pas bien mieux, en effet, se confier à
l'imagination du spectateur, que de tomber dans ces erreurs palpables
que Dennis a si bien ridiculisées dans la tragédie de Caton d'Addison,
et qui toutes résultent de l'exacte observation de l'unité de lieu?
L'imagination doit toujours venir en aide à la meilleure des situations;
au théâtre, toute la philosophie du sujet se trouve résumée dans les
paroles du chœur de la tragédie de Henri V, de Shakspeare.

« Mais pardonnez, indulgents auditeurs, pardonnez à l'impuissance de
l'humble et faible talent qui a osé, sur ces indignes tréteaux,
représenter un sujet aussi grandiose. Cette arène à combats de coqs
peut-elle contenir les vastes plaines de la France ?

« Pouvons-nous entasser dans ce cercle de planches tous les milliers de
casques qui semèrent l'épouvante sous le ciel d'Azincourt? Oh! pardonnez
si une figure, maigre et chélive, doit représenter ici, dans un point,
un milion de guerriers. Permettez que, faisant l'office des zéros dans
un énorme calcul, nous laissions travailler la force de votre
imagination. Supposez qu'en ce moment, dans l'enceinte resserrée de ces
murs, sont renfermées deux grandes monarchies, dont les fronts levés et
menaçants, l'un contre l'autre opposés, ne sont séparés que par l'étroit
Océan. Remplissez par vos pensées les vides que laisse notre
impuissance; divisez un homme en mille parties, et voyez en lui une
armée imaginaire, etc. »

C'était peut-être pour échapper à tant de difficultés que le goût
délicat des Grecs avait institué cette règle en vertu de laquelle la
scène ne pouvait être occupée par plus de trois interlocuteurs à la
fois. Mais voyez un peu les résultats de ce système : l’action, au lieu
d'être vive et animée, dégénérait en une série d'interminables récits,
qui peuvent être beaux à la lecture, mais qui sont fatigants à la scène.
Dans une des pièces d'Eschyle, intitulée les « Sept chefs devant Thèbes,
» il y a un espion ou messager qui raconte, dans un discours de nous ne
savons plus combien de pages, les divers incidents du siége, ainsi que
les armes et le costume des assiégeants.

Chez les Chinois, les costumes sont assez bien appropriés à la
circonstance, et, en certaines occasions, ils sont d'une rare
magnificence. Comme la plupart de leurs pièces ont une couleur
historique, et, pour de bonnes raisons, ne se rapportent point aux
événements qui se sont succédé depuis la conquête tartare, les costumes
des Chinois sont ceux qu'ils portaient antérieurement. La richesse de
leurs habillements de théâtre frappa l'ambassadeur russe Ysbrandt Ides,
qui écrivait en 1692 :

« En premier lieu, parut sur le théâtre une belle dame, magnifiquement
vêtue de drap d'or, ornée de joyaux, et portant une couronne sur la
tête. Elle chanta son rôle avec une voix charmante, des attitudes
gracieuses, et en jouant avec ses mains, dans l'une desquelles elle
tenait un éventail. Le prologue étant fini, la pièce commença. Elle
avait pour sujet l'histoire d'un empereur mort depuis long-temps, qui
avait bien mérité de son pays, et en l'honneur duquel la pièce était
composée. Tantôt ce personnage paraissait en habits royaux, avec un
sceptre d'ivoire à la main, et tantôt ses officiers se montraient avec
des drapeaux, des armes et des tambours, etc. »

Comme les Chinois n'établissent aucune distinction régulière entre la
tragédie et la comédie, les droits de leurs pièces à l'un ou à l'autre
de ces titres sont déterminés par le sujet et le dialogue. La ligne de
démarcation est cependant assez fortement tracée. Ce qui constitue la
tragédie, c'est le caractère historique ou mythologique des personnages,
l'élévation et la gravité du sujet, la tendance morale du drame, la
catastrophe tragique du dénouement. Dans la comédie, les dramatis
personæ sont ordinairement d'un rang inférieur; le dialogue, qui est
plus dans le ton de la conversation ordinaire, est entremêlé de quelques
bouffonneries et de ridicules lazzis.

S'il existe plusieurs pièces chinoises triviales, et même passablement
indécentes, c'est que leur théâtre est assorti à tous les goûts. Nous
avons déjà dit que, dans les festins où l'on fait venir des acteurs, le
chef de la troupe donne une liste de pièces au principal convive, pour
qu'il choisisse celle qu'il désire voir représenter.

Les anciens voyageurs, tels que Bell et autres, qui ont retracé
l'impression qu'ils avaient reçue de la représentation d'une pièce
chinoise, n'ont pu juger que de la partie matérielle du spectacle,
puisqu'ils ne comprenaient point la langue du pays. Le premier
échantillon dramatique fut traduit en français par le jésuite Prémare,
qui, bien que résidant alors à Péking, et profondément versé dans la
connaissance du chinois (ainsi qu'on le voit par sa Notitia linguae
sinicae), n'a donné que la partie écrite en prose, et a laissé de côté
les morceaux lyriques ou ceux qui sont chantés, parce que, dit-il, « ils
sont remplis d'allusions à des choses qui nous sont inconnues, et de
figures de langage que nous avons de la peine à concevoir. » Voltaire
s'est servi de la traduction de l’Orphelin de Tchao, par Premare, pour
la composition d'une de ses meilleures tragédies.

Cette pièce est fondée sur un événement qui arriva cent ans environ
avant la naissance de Confucius. Un chef militaire ayant usurpé le
territoire de la maison de Tchao, forme la résolution d'exterminer tous
les membres de cette famille. Un fidèle serviteur sauve le seul héritier
mâle, le cache, et le fait passer pour son propre fils. L'orphelin est
élevé dans l'ignorance de son véritable rang jusqu'au moment où, devenu
homme, son père adoptif lui révèle le secret de sa naissance; alors il
prend les armes, venge ses parents, et recouvre ses droits. Le docteur
Hurd fait remarquer la ressemblance de cette pièce, sur plusieurs
points, avec l'Électre de Sophocle.

Il serait aisé de signaler un grand nombre d'autres rapprochements.
Cependant le théâtre grec et le théâtre chinois doivent tous deux être
considérés comme originaux, tandis que la plupart des pièces des autres
théâtres ne sont, à proprement parler, que des imitations.

Le premier personnage qui entre en scène se fait connaitre aux
spectateurs de la même manière que dans le théâtre grec. « Ces prologues
(dit Schlegel) rendent le commencement des pièces d'Euripide extrêmement
monotone. » Il parait, en effet, bien étrange de voir un individu
s'avancer et dire : « Je me nomme ainsi; on a fait telle et telle chose,
et l'on va faire telle et telle autre Chose. » Il compare ces discours
aux inscriptions qui sortent de la bouche des figures représentées dans
les anciennes peintures. Quant à l'unité d'action, qui est fréquemment
violée, il ne serait pas difficile de citer de nombreux exemples
d'infraction semblable dans le théâtre européen; car on en trouve même
plusieurs dans quelques unes des trente - trois tragédies grecques qui
nous restent.

L'unité d'action n'est nullement observée dans l'Hercule furieux
d'Euripide, ni celle de temps dans l'Agamemnon d’Eschyle, les
Trachyniens de Sophocle, et les Suppliantes d’Euripide.

Le spécimen du théâtre chinois, donné par Prémare, fut suivi, un siècle
plus tard, de la traduction[3] d’un Héritier dans la vieillesse, qui est
par le fait une comédie de la même collection (les cent pièces des
Youen). Dans celle-ci, le traducteur, pour la première fois, a fait
connaître les parties lyriques qui se trouvent mêlées à la prose, en
s'efforçant, comme il le dit dans son introduction, de rendre les vers
et la prose de l'original de manière à donner une idée fidèle de leur
esprit, sans s'éloigner de leur sens littéral. Comme il était alors en
Chine, il pouvait s'aider des conseils des indigènes.

L'Héritier dans la vieillesse éclaircit beaucoup de points obscurs du
caractère et des moeurs des Chinois. Il montre l'importance qu'ils
attachent aux offrandes sur les tombes de leurs ancêtres, et à la
naissance de rejetons mâles qui puissent continuer ces oblations après
Il démontré aussi la véritable position de la concubine vis-à-vis de la
femme légitime.

Ainsi que nous l'avons déjà dit dans le premier volume de cet ouvrage,
la concubine et ses enfants sont considérés comme les esclaves de
l'épouse[4].

Les personnages qui figurent dans cette pièce sont tous les membres
d'une famille appartenant à la classe moyenne de la société ; savoir :
un vieillard aisé, sa femme, sa concubine, son neveu, son gendre et sa
fille. Le vieillard, n'ayant point de fils qui pût répandre de la
félicité sur le reste de ses jours, ni offrir d'oblations sur sa tombe,
avait, comme le patriarche chaldéen, pris une concubine, dont la
grossesse est annoncée au commencement de la pièce. Pour obtenir du ciel
un fils au lieu d'une fille, il fait le sacrifice de quelques sommes qui
lui sont dues, en brûlant les billets de ses débiteurs. Il confie
ensuite le soin de ses affaires à sa femme et à sa fille mariée; puis
renvoie son neveu, en lui donnant cent pièces d'argent pour le mettre à
même d'aller chercher fortune où bon lui semblera, attendu qu'il était
sujet, chez lui, aux mauvais traitements de sa femme. Ces dispositions
terminées, le vieillard part pour la campagne en recommandant la mère du
fils qu'il attend à la bienveillance de ses alliés.

Le gendre déclare alors à la fille le dépit que lui cause la grossesse
de la concubine; car si elle met au monde un enfant du sexe féminin,
tous deux perdront la moitié des biens auxquels ils auraient eu droit
sans cet événement, et la totalité si c'est un fils. Sa femme le
tranquillise, en lui disant que l'on peut facilement se débarrasser de
la concubine, et annoncer au vieillard qu'elle a disparu.

Comme ce dernier attendait encore, plongé dans la plus vive anxiété, le
résultat de l'accouchement, sa famille entra pour lui offrir des
consolations sur la perte de ses espérances. A la nouvelle de la
disparition de sa concubine, il fondit en larmes. Craignant que son
ancienne cupidité ne lui eût attiré ce malheur, il prend la résolution
de jeuner sept jours, et de distribuer publiquement des aumônes dans un
temple du voisinage. Là, il retrouve, au milieu des mendiants, son
neveu, couvert de haillons, et réduit à chercher un abri sous le
fourneau d'une poterie. Le pauvre jeune homme est insulté par le gendre;
mais son oncle, touché de compassion, lui donne un peu d'argent, et
l'engage à visiter les tombes de ses ancêtres au printemps prochain,
l'assurant que l'exécution ponctuelle de ce devoir ne pourra manquer de
le faire prospérer. L'importance attaché aux rites funèbres est le pivot
sur lequel tourne toute la pièce.

Le neveu paraît au temps désigné dans le lieu consacré à la sépulture
des membres de sa famille ; il fait les oblations d'usage aussi
convenablement que sa pauvreté le lui permet, et implore la protection
de ses aïeux. Il n'est pas plus tôt parti, que le vieillard et sa femme
entrent. Tous deux sont indignés de ce que leur fille et leur gendre
aient négligé de venir apporter les offrandes accoutumées, et ils
remarquent que leur neveu les a précédés. Le vieillard persuade alors à
sa compagne que leur neveu est bien plus digne d'être leur héritier que
l'époux de leur fille. Sa femme en convient, et se repent de l'avoir
traité si durement. Dans ce moment, le jeune homme, qui était revenu sur
ses pas, se présente; une réconciliation s'ensuit, et il est reçu de
nouveau au sein de la famille. Quand le gendre et la fille arrivent en
grande pompe, à la tête d'une nombreuse procession, ils sont accueillis
par d'amers reproches sur leur tardive piété, et la défense de jamais
reparaitre.

Cependant, à l'anniversaire de la naissance du vieillard, ils
sollicitent et obtiennent la permission de lui offrir leurs respects.
Quelle n'est pas alors la surprise de ce dernier lorsque sa fille lui
présente la concubine si long-temps perdue et son enfant. Dans l'excès
de sa joie, il partage ses biens en trois parties égales, entre sa fille
, son neveu et son fils. La pièce finit par l'expression du bonheur et
de la gratitude de tous les membres de la famille de ce que leur
vénérable chef ait obtenu « un héritier sur ses vieux jours. »

Cette comédie est en cinq actes, de même que les autres pièces du
recueil dont elle fait partie. Les événements s'y succèdent d'une
manière si naturelle que l'on ne s'apercevrait jamais que trois ans se
sont écoulés depuis le commencement de l'action, si l'on n'apprenait pas
l'âge de l'enfant, qui est amené au dernier acte.

Les divisions scéniques existent plus réellement sur le papier qu'à la
représentation.

La première partie est appelée « l'ouverture, » et les quatre autres
sont nommées « coupures. » Les avis aux acteurs sont imprimés comme dans
nos pièces. « Il monte » et « il descend, » s'emploient pour « il entre
» et « il sort; » et parler à part est exprimé par deux mots qui
signifient « dire au dos » de quelqu'un. C'est ainsi que, dans une des
cent pièces, un amant qui rencontre sa maitresse s'écrie en la voyant :
« (à part) Elle a quitté le costume qu'elle portait hier, et a vraiment
l'air d'une divinité. » Des mots invariables servent à désigner les
emplois des dramatis personae, tels que chez nous père noble, ingénue,
prima donna, etc. Les parties musicales de la pièce renferment les
tirades les plus passionnées; c'est pour cette raison qu'elles ne sont
placées que dans la bouche des principaux personnages.

Après avoir traduit une comédie entière avec ses parties lyriques, le
même écrivain, dans sa version d'une autre pièce chinoise (les Chagrins
de Han), a suivi l'exemple de Prémare, et s'est borné spécialement à la
reproduction du dialogue parlé et des monologues essentiels. L'amour et
la guerre forment le fond de cette tragédie, qui offre des situations
intéressantes, et dont le but moral est de retracer les conséquences
fatales de la mollesse, de la débauche et de l'oisiveté des souverains.
Le sujet est tiré de cette époque des annales de la Chine ou les
empereurs, pour repousser les aggressions des Tartares, étaient réduits
à leur donner leurs filles en mariage. La tragédie commence par le
monologue suivant, prononcé par le khan des Tartares, qui dans cette
circonstance fait l'office du prologue, προλογίζει: —

« Nous nous somines dirigés vers le sud, nous rapprochant de la
frontière, pour solliciter une alliance avec la race impériale. Hier,
j'ai dépêché un ambassadeur avec des présents tributaires pour demander
une princesse en mariage, mais j'ignore si l'empereur ratifiera
l'engagement, en prononçant les serments accoutumés. La beauté de la
saison a entrainé nos chefs dans une excursion de chasse, au milieu des
steppes sablonneuses. Puissent-ils avoir une bonne chance! car nous
autres Tartares ne possédons point de champs; nos arcs et nos flèches
forment nos seuls biens.” (Il sort.)

Parait ensuite le ministre favori de l'empereur, qui, dans un autre
monologue, fait connaitre de quelle manière il gouverne son maitre, en
l'engageant « à rejeter les conseils des sages, et à rechercher ses
plaisirs dans la société des femmes de son palais. » L'empereur lui-même
entre en ce moment, et le charge de rassembler, dans toutes les
provinces de l'empire, les plus belles filles, et de lui envoyer leurs
portraits, afin qu'il puisse fixer son choix.

Le ministre part, et abuse de la mission qui lui a été confiée pour
extorquer des sommes d'argent de ceux auxquels il donnait l'espérance
d'une alliance avec le souverain. Enfin, il découvrit une jeune personne
qui surpassait en beauté toutes celles qu'il avait vues auparavant;
c'était la fille d'un pauvre cultivateur. Ce dernier n'ayant pu
satisfaire sa rapacité, il s'en vengea en envoyant au monarque un
portrait défiguré de la jeune fille. Le hasard fit cependant qu'elle se
trouva sur le passage de l'empereur, qui, frappé de sa beauté, ne tarda
pas à reconnaitre combien il avait été joué par son favori.

« Gardien de la porte jaune, » dit-il, apportez-nous ce portrait, afin
que nous puissions le contempler. (Il voit le portrait.) Ah! comme il a
terni la pureté du bijou, brillant comme les vagues en automne! (Au
serviteur du palais.) Dites à l'officier de garde que notre plaisir est
qu'il décapite Mao-yen-cheou, et qu'il vienne nous faire le rapport de
son exécution. »

Le traitre cependant prend la fuite, et arrive sain et sauf dans le camp
des Tartares; là, il montre au khan un portrait ressemblant de la fille
du cultivateur, et, avec une artificieuse scélératesse, il lui persuade
de la demander à l'empereur. Le khan dépêche donc un message au monarque
chinois, le menaçant, en cas de refus, d'envahir ses États. L'empereur,
plus épris que jamais, ne sait comment agir; ses conseillers le pressent
si vivement de ne point écouter sa passion, mais de considérer plutôt le
salut de l'empire, que l'infortuné monarque accomplit le sacrifice.
Cependant il accompagne une grande partie du chemin celle que déjà il
avait élevée au rang de princesse. Enfin il la quitte, et leur
séparation est vraiment déchirante. Cette scène offre beaucoup
d'intérêt; le langage de l'empereur est entrainant de passion. La
catastrophe survient bientôt après. Le Tartare se retire avec sa proie,
et arrive sur les bords du fleuve Amour, ou Saghalien, qui se jette dans
la mer d'Ochotsk.

LA PRINCESSE. Dans quel lieu sommes-nous !

LE KHAN. Sur les bords du fleuve du Dragon-Noir[5], qui sépare notre
territoire de celui de la Chine. La rive méridionale forme la frontière
de l'empereur; à la rive septentrionale commencent les pays de notre
domination.

LA PRINCESSE (au khan). Grand roi, je prends une coupe de vin, et je
fais une libation vers le sud ; c'est mon dernier adieu à l'empereur……
(Elle verse la libation.) Souverain de Han, cette vie est terminée; je
t'attends dans l'autre !

En achevant ces mots, elle se précipite dans le fleuve, et y périt.

La tragédie pourrait se terminer ici. Le khan, rempli de tristesse,
élève à l'infortunée princesse une tombe sur le bord du fleuve. Avec
plus de générosité qu'on ne devait attendre, il se désiste de toutes ses
prétentions vis-à-vis de l'empereur, et lui annonce qu'il remettra entre
ses mains l'auteur de toutes ces infortunes, afin qu'il reçoive le juste
châtiment de sa trahison et de sa perfidie. Cependant la pièce se
prolonge encore d'un acte, dans lequel on voit le monarque chinois
s'endormir; la princesse lui apparaît en songe, pour l'instruire de son
sort; le fantôme d'un guerrier tartare se montre presque en même temps,
la fait disparaître, et détruit ainsi le songe agréable de l'empereur.
Ce dernier se réveille, entend le cri d'une oie sauvage, emblème des
amants séparés, et continue ses plaintes sur la perte de la princesse.
La pièce finit par l'arrivée du messager du khan des Tartares, qui
renouvelle la paix avec l'empire, et livre Mao-yen-cheou à la vengeance
de l'empereur.

Un autre spécimen des cent pièces a été traduit en France par M.
Stanislas Julien, actuellement professeur de chinois à Paris. Comme dans
l'exemple cité de l'Héritier dans la vieillesse, M. Julien a traduit la
pièce tout entière, la prose et la partie lyrique, et a promis d'autres
versions sur le même plan. Le titre de la pièce, ainsi qu'il l'a traduit
en français, est le Cercle de craie ; il est fondé sur le principal
incident, lequel ressemble tellement au jugement de Salomon, que l'on
pourrait croire que la pièce chinoise a tiré son origine de quelque
vague tradition de cette décision célèbre. Deux femmes se disent la mère
du même enfant, en présence d'un juge, qui, pour connaître la vérité,
ordonne que l'on trace un cercle de craie sur le parquet de la cour, et
que l'on place l'enfant dans le milieu. Il déclare ensuite qu'il
appartiendra à celle qui réussira à l'arracher du cercle malgré les
efforts de sa rivale. La fausse mère, n'ayant point de compassion pour
l'enfant, l'emporte aisément sur la véritable, qui, craignant de blesser
le fruit de ses entrailles, n'ose point faire usage de toute sa force.
L'habile magistrat, comme “un second Daniel venu au jugement[6],” donne
gain de cause à la dernière.

[1] Les livres sont régulièrement imprimés sur papier ; les parties en
sont classées, numérotées et paginées ; enfin il n'y a pas , même en
Europe, de nation chez laquelle ou trouve tant de livres, ni de livres
si bien faits , si commodes à consulter , et å si bas prix. (Abel
Rémusat, Nouveaux mélanges asiatiques , tome 1, p. 63.)

[2] Les rôles de ſemmes ne sont jamais remplis par des actrices, mais en
général par de jeunes garçons et quelquefois par des eunuques, ainsi que
cela se pratiquait chez les Grecs et les Romains Madame Betterton fut, à
ce que l'on dit, la première femme qui joua , vers l'an 1660, les rôles
de Juliette et d'Ophélie, ces deux ravissantes créations de Shakspeare.
(Brief view of the chinese drama.)

[3] Cette traduction a été faite par l'auteur du présent ouvrage. (Note
du Traducteur.)

[4] Dans le Code pénal, il est dit que l'homme qui rabaissera sa femme
au rang d'une concubine, sera puni de 100 coups, et que celui qui, du
vivant de son épouse, traitera sa concubine sur le même pied qu'elle,
recevra 90 coups , et que les deux parties seront rendues à leur état
respectif; celui qui, ayant déjà une femme légitime, en épousera une
autre, sera puni de 90 coups , et le second mariage sera nul et de nul
effet.

[5] C'est ainsi que les Chinois ont traduit le tartare Saghalien oula «
le fleuve de l'eau noire. » Ici on trouve encore un nouveau rapport
entre la mythologie chinoise el celle des Grecs.

—πυρος

Δρακοντ’ αναβλεποντα φοίνιαν φλογα.

Le dragon chinois est, en réalité, une hydre à une seule tête, et l'on
peul voir dans la queue ondoyante du monstre et le cours serpentant
des rivières, la commune origine des hydres de Chine el de Grèce.

[6] Paroles prononcées par Gratiano, l'un des personnages du Merchant of
Venice de Shakspeare (acte V).