La Chine ouverte. 2

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La Chine ouverte. 2
La Chine ouverte: aventures dun Fan-Kouei dans le pays de Tsin
WF00006B
Western
French
E. D. (Emile Daurand) Forgues (1813-1883.0)
283-293
1845
Paris: H. Fournier
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IX.

L'Anniversaire. - les Musiciens. - Le Drame et les Acteurs. - La
Vengeance de Teon-Ngo. - Un Vaudeville chinois.

Lun-Chung donnait hier un repas splendide pour célébrer à la fois mon
admission aux grades littéraires et l’anniversaire de sa naissance.
Suivant un proverbe chinois : Quand l'arbre est abattu , les oiseaux
s’envolent. Il paraît que le vieux chêne à l’ombre duquel je vis n’a
point encore perdu toutes ses racines; car les visiteurs sont venus en
foule jouir des plaisirs qui leur avaient été préparés, et présenter
leurs félicitations respectueuses à l’ex-titou-che, que, par une formule
assez étrange, plusieurs qualifiaient de “mère” - et “grand’mère.”

Avant le dîner, il y avait eu course de jonques à tête de dragon.
Pendant le repas, des musiciens n’ont cessé de se faire entendre, tantôt
jouant des “huit instruments” - qui composent ici un orchestre complet,
tantôt chantant les poésies les plus renommées de Tou-Fou et de
Li-Thai-Pe. Il faut convenir que rarement en Europe on est régalé de
concerts aussi discordants. Les Chinois n’écrivent pas la musique : ils
n’ont aucune idée du contrepoint ni des accords. Fussent-ils deux cents
à jouer ensemble, ils n’en poursuivent pas moins leur étourdissant
unisson, à grand renfort de cymbales , de gongs, de trompettes et
d’instruments à cordes. Cette barbarie est d’autant plus surprenante,
que la musique a toujours été considérée comme une affaire d’état par le
gouvernement, et comme un moyen de moralisation par les philosophes.
Confucius, qui, dit-on , resta trois mois sans goûter ce qu’il mangeait,
après un morceau de musique bien exécuté, place l'étude des sens au meme
rang que celle de l’étiquette, immédiatement après celle de la
philosophie et de l’histoire.

Plusieurs empereurs se sont fait, une gloire d'inventer tel ou tel
instrument, et d’écrire des hymnes en vers. Enfin, les cérémonies
religieuses s’accomplissent d’ordinaire au bruit des tam-tam et des
tambours recouverts en peau de serpent. En pareil cas, les musiciens
sont toujours des lettrés, et en général des sieou-tsai attachés à un
temple avec le titre de yo-sang.

Il faut ajouter que presque tous les drames chinois sont de véritables
opéras-comiques, mêlés de prose que l’on récite, et de poésie qui se
chante. Telle est. entre autres, la Vengeance de Teou-Ngo qu’on
représenta devant les convives de Lun-Chung.

On avait élevé en assez grande hâte, à six ou sept pieds de terre,
devant les fenêtres de la salle à manger, un théâtre provisoire en
lattes de bambou, fermé de trois côtés par de simples rideaux en
cotonnade rouge ; il ne laissait de retraite aux acteurs qu’une espèce
de foyer commun , au fond de la scène , dont il était séparé par un
grand rideau. Deux portes y donnaient accès: l’une à droite, destinée
aux entrées ; l’autre à gauche réservée pour les sorties. Une espece de
trappe sert à introduire les personnages surnaturels; on l’appelle Porte
des Démons (Koueï-Men). Cet arrangement exclut toute idée d'illusion
scénique et de décorations mouvantes; les acteurs sont obligés d'y
suppléer par des explications verbales, ou par tels signes de convention
qui en tiennent lieu. De même faut-il accepter que de très-jeunes gens
remplissent les rôles de femmes ; car la police ne permettrait pas à la
plus vile créature de monter sur les planches.

Cette exclusion m’avait permis de me mêler à nos baladins, sans trop
compromettre ma dignité, tandis qu'ils préparaient leur représentation.
Ils forment une de ces troupes errantes, qui vont de province en
province, suivant volontiers le cours des grands fleuves afin
d’économiser sur les frais de route; les villes, comme les particuliers
riches, les prennent à louage, tantôt pour une seule soirée, tantôt pour
une saison; et ce métier nomade, s’il n’enrichit pas ceux qui en vivent,
défraie presque toujours le gros de leur dépense. C’est du reste une des
trois professions regardées comme dégradantes. Par rapport au directeur
de la troupe, les acteurs sont de véritables esclaves, traités comme
tels ; aussi punit-on de cent coups de bambou tout homme qui abuserait
de son autorité sur un enfant pour l’enrôler dans une troupe de
comédiens.

Ceux de Nan-King sont généralement les plus estimés, et les nôtres, en
particulier, ont eu plusieurs fois l’honneur de jouer devant
l’impératrice dans sa délicieuse résidence de Khoun- Hing-Koung. En
pareil cas, ils disposent d’un théâtre beaucoup plus vaste ; la scène y
est double et triple , c’est-à-dire à deux ou trois étages, ou les
comédiens répartis, suivant les besoins de l’action , jouent une seule
et même pièce avec un ensemble que leur dispersion rend assez frappant.

Le poète dramatique travaille ici à peu près dans les mêmes conditions
que ces librettistes italiens, attachés aux troupes foraines , et
composant tout ce qui leur est utile en vue du plus modique salaire. Il
n’a aucune gloire à espérer. Si un drame favorisé du sort, et
particulièrement bien accueilli du public, est compris dans une des
vastes collections qui se publient de temps à autre, - le
Youen-jin-pe-tchong, c’est-à-dire - les cent pièces composées sous
Youen,- est le plus connu de ces répertoires , — on ne prend guère souci
d’y attacher le nom de l’auteur. On sait pourtant que le docteur
Ki-Kian-Tsiang a composé, d’après les annales de Ssé-Mat-Sien, la
tragédie: Tchai-chi-kon-eul-ta-pan-tcheou, traduite par le jésuite
Prémare, et d’où Voltaire a tiré l'Orphelin de la Chine ; on sait que
Li-Hing-Tao puisa, dans un recueil de causes célèbres, l’His- foire du
Cercle de Craie ; mais ni l'auteur du Vieillard qui obtient un Fils, ni
celui de la Chemise confrontée ou des Chagrins de Han , ne nous est
connu, et le drame chinois n’a pas encore illustré un seul poète.

Il ne faudrait pas néanmoins le prendre en mépris trop grand. S’il
procède encore par des moyens naïfs à l’extrême; si, comme tous les arts
et toutes les sciences du Céleste-Empire , il porte la peine d un
développement précoce , depuis plus de mille ans immobilisé, on ne peut
lui refuser ni l’originalité des conceptions, ni même l’éloquence des
passions, ou l’observation des caractères. Dans l’Orphelin, par exemple,
la scène où Tching-Ing, prenant texte des peintures qui retracent les
aventures de la famille Tchao, raconte au dernier rejeton de cette race
infortunée la lugubre histoire des persécutions quelle a subies, cette
scène, dis-je , est une des plus curieuses et des plus touchantes qu’on
ait jamais mises au théâtre, et j’admirai dans la Vengeance de Teou-Ngo
une situation qu’avoueraient nos plus dédaigneux poëtes.

Teou-Ngo est une jeune femme qui, faussement accusée d'avoir empoisonné
son beau-père, est traduite devant le juge, condamnée, puis exécutée,
bien quelle proteste hautement de son innocence. Le soin dé réviser la
sentence est confié à un magistrat d’un grade élevé, qui se trouve être
le père de la victime. Il ignore, cela va sans dire, la catastrophe
sanglante qui l’a privé de son enfant, et un changement de nom ,
résultat d'une circonstance qui lui est inconnue, contribue encore à le
tromper. Mais , dès qu’il a essayé de parcourir les pièces du procès, un
lourd sommeil ferme ses paupières, et, à l'instant même, un fantôme
paraît. C’est celui de Teou-Ngo ; elle entre, regarde et pleure. Le
vieillard, qui la voit en songe, sanglotte aussi dans son sommeil. Puis,
réveillé en sursaut, il se retrouve seul avec l’officier de justice,
profondément endormi. La lampe, autour de laquelle voltige et bondit
l'ombre légère, jette d’inégales lueurs, et, chaque fois qu'il se lève
pour en réparer la mèche, le spectre, retournant les pièces qu’il vient
de lire, replace sous ses yeux le texte même de l’inique sentence. Enfin
Teou-Ngo se montre; et son père, à peine revenu de l’effroi tumultueux
que lui cause cette apparition , procède à son interrogatoire comme si
elle vivait encore. Le juge suprême (taï-seng} veut être éclairé avant
d'accorder la réparation posthume que réclame sa fille ; seulement après
qu’elle s’est expliquée, il promet que justice sera rendue, et Teou-Ngo
rentre satisfaite dans les mystérieuses régions d’où elle est venue. Le
court dialogue qui suit complète le merveilleux de cette scène
pathétique.

TEOU-TIEN-TCHANG (quand, l'ombre est partie).—Ah ! le jour revient !...
(A l'officier de justice endormi près de lui). Tchang- Sien , cette
nuit, pendant que j’examinais quelques sentences judiciaires, une ombre
m’est apparue pour me révéler une accusation fausse. Je vous ai appelé
plusieurs fois : vous n’avez pas répondu; — véritablement vous dormez
d'un profond sommeil.

L’OFFICIER. — Je n’ai point fermé les yeux de la nuit, et je puis
attester qu’aucune ombre n’est venue dénoncer une accusation fausse ; je
n’ai pas entendu la voix de Son Excellence.

TEOU-TIEN-TCHANG , d’un ton courroucé. — Ce matin , je vais m'asseoir
sur mon tribunal ; allez faire l’appel dans la salle d’audience.

Pao-taï-tchi-k'an-hoeï-lan-ki, littéralement “l'Histoire du Cercle de
Craie, que Pao le tai-tchi (gouverneur) employa par un adroit stratagème
pour arriver à la découverte de la vérité” - n’est guère autre chose que
le jugement de Salomon attribué à un magistrat chinois, le sage
Pao-Tching. Appelé à décider entre deux femmes qui revendiquent le meme
enfant, il place cet enfant au milieu d’un cercle tracé à la chaux, et
déclare qu’il reconnaîtra pour la vraie mère celle qui parviendra la
première à l’attirer de son côté. Cette épreuve, renouvelée par deux
fois, donne tort à la véritable mère, qui n’ose risquer de faire mal à
son fils par un effort trop brusque, tandis que sa rivale, sans crainte
à cet égard, ne ménage rien pour le faire venir à elle. Le sage
Pao-Tching sait désormais à quoi s’en tenir, et ne manque pas d’adjuger
l’enfant à qui de droit.

Ces sortes d’énigmes, proposées à la sagacité d’un juge, et dont il
trouve le mot à l’aide de quelque ruse ingénieuse, sont une des données
le plus fréquemment adoptées par les écrivains chinois.

Une de leurs nouvelles les plus estimées, — Hing-Lo-Tou, la Peinture
mystérieuse, — repose sur une donnée presque identique. Il s’agit d’un
legs fait par un vieillard au fils de sa femme secondaire. Pour ne pas
attirer sur cet enfant la haine du fils légitime, le vieillard borne sa
libéralité à un tableau. Mais cette peinture énigmatique, interprétée
par un magistral doué de sagesse et de pénétration, devient un véritable
testament en vertu duquel la succession se partage également entre les
deux enfants.

Pour en revenir à nos acteurs, voici comment les choses se sont passées.
La veille de la représentation, Lun-Chung avait envoyé quérir dans la
jonque qui leur sert d'habitation les cos¬tumes dont ils devaient se
revêtir. Ces habits, presque tous de forme ancienne, et dont
quelques-uns coûtent fort cher, exigent mille soins. Nos comédiens. —
trente à quarante gaillards de tout âge et de toute mine, — arrivèrent
le matin, et mirent en ordre le théâtre déjà construit. A midi, commença
la grande pièce divisée en quatre actes, qui s’appellent “des coupures.”
Elle dura près de trois heures ; des sauteurs occupèrent ensuite la
scène, et, par leur agilité, leur force et leur adresse, me rappelèrent
ce que j’avais vu de mieux chez Astley et Ducrow, de glorieuse mémoire.
On termina, comme dans nos théâtres d’Europe, par la petite pièce ou
saynète. Celle-ci n’est le plus souvent qu’une sorte de dialogue comique
dont le mérite principal appartient aux gestes et aux grimaces des
comédiens qui l'interprètent.

Peut-être ne sera-t-on pas fâché de trouver ici l’analyse exacte d’un
vaudeville chinois, et me pardonnera-t-on de reproduire , presque scène
à scène, celui qui fut joué chez Lun-Chung ; il est intitulé le
Pou-Kang, c’est-à-dire le Raccommodeur de Porcelaine cassée.

Sur le théâtre, qu’on nous dit représenter une rue, arrive d’abord un
pauvre homme péniblement courbé sous le poids des instruments de sa
profession. Un escabeau et deux caisses, attachés aux deux extrémités
d’un bambou, constituent son atelier ambulant. Sa figure est peinte des
couleurs les plus bizarres, à peu près comme celle de nos clowns.

“Tous les jours,” chante-t-il, “je traverse les rues de la ville
cherchant à vivre du travail de mes mains ; victime infortunée d'un sort
inconstant, je n’ai pas d’autre industrie que de répa¬rer les vieux
vases endommagés!”

Il s’interrompt ici pour disposer autour de lui son petit établissement;
puis , cette besogne finie, il s’asseoit, son éventail en main:

“Pauvre vieillard!” reprend-il, parlant cette fois; “je suis sujet à
mille inconvénients! Depuis plusieurs jours la pluie m’empêchait de
sortir; mais ce matin, voyant le ciel dépouillé de nuages, et séduit par
la douceur de l’air, j’ai repris par les rues ma vie errante et
laborieuse.”

Il chante :

Au point du jour, j’ai quitté ma maison ;

Mais sans profit jusqu’à cette heure.

Çà et là de tous côtés,

De la porte orientale à l’occidentale, De la porte du sud à celle du
nord,

Et sur le pourtour des murailles,

Je suis allé sans que personne appelât

Le raccommodeur de porcelaines.

“Malheureux que je suis! il est vrai que c’est ma première visite à la
ville deNan-King; cela demande quelques efforts de plus. A rester ainsi
sur ma chaise, je perds mon temps et mille occasions. Il faut
recommencer à courir.” (Il remet sur son dos tout son attirail, et s’en
va criant): “Assiettes à raccommoder! Bols à raccommoder! Vases et pots
à réparer proprement!”

On entend alors dans la coulisse la voix aiguë d’une femme. C’est madame
Wang qui sort de chez elle, attirée par les cris du pou-kang ; elle le
rappelle, et débat longuement avec lui le prix d’un travail qu’elle veut
lui demander. Ils tombent enfin d’accord, et l’ouvrier, jusque là
très-maussade, se confond alors en civilités exagérées. Madame Wang lui
confie un vase en fort mauvais état, et se retire dans son cabinet de
toilette avec une arrière-pensée de séduction quelle ne déguise point.

“Madame Wang,” dit-elle, “va prendre soin de sa parure. A gauche, elle
peignera ses cheveux qui formeront une houppe semblable à celle qu’on
voit sur la tête du dragon ; à droite, elle l’ornera de fleurs disposées
avec goût; elle teindra ses lèvres d'un vermillon rouge comme le sang,
et, tous ces soins pris, elle reviendra s’asseoir sur le seuil de la
porte pour voir travailler le pou-kang.”

Celui-ci, resté seul, se livre avec ardeur à sa besogne, et chante des
couplets relatifs aux procédés qu’il emploie. Tout à coup, madame Wang
reparaît, superbement vêtue, et l’ouvrier l’aperçoit en levant les yeux.

“Quel est,” dit-il, “ce prodige? Tout à l'heure, on eût cru voir une
vieille femme, et la voici métamorphosée en charmante jeune fille ! Ses
lèvres ressemblent à des prunes, et sa bouche n’est qu’un sourire; ses
yeux sont aussi brillants que ceux du phénix, et les lys dorés (petits
pieds) qui la supportent n’ont guère que deux pouces de long.”

Pendant qu’il se livre à son admiration, le vase précieux qu’il
raccommodait tombe à terre, et madame Wang, fort peu satisfaite, exige
qu’il le remplace à l’heure même. Le pou-kang, agenouillé devant elle,
lui demande grâce pour une maladresse bien excusable, et qu’il attribue
adroitement à l’effet de ses charmes. “Pardonnez-moi,” lui dit-il, “et
je vous épouse à l’instant même.”

La proposition semble un peu brusque à madame Wang : “Impudent
vieillard,” lui dit-elle, “comment pouvez-vous croire que je devienne
jamais votre femme?

LE POU-KANG. — Il est vrai ; je dois le reconnaître, je suis un peu plus
vieux que madame Wang; cependant, je la voudrais pour épouse.

MADAME WANG. — Eh bien! ne parlons plus de l’accident; mais quittez
sur-le-champ ces lieux.

LE POU-KANG. — Puisque vous me pardonnez, je vais endosser de nouveau ma
boutique, et m’en aller ailleurs en quête d une fiancée. D’ailleurs, je
prends le ciel à témoin qu’on ne me reverra jamais près de la maison
Wang! Vous vous croyez une grande dame! Vous n’êtes qu'une petite fille
en haillons, et vous serez charmée de donner votre main à des gens qui
ne me valent pas!...

Ici, les misérables vêtements du vieux pou-kang disparaissent tout à
coup, et laissent voir un beau jeune homme richement habillé. Cette
brusque métamorphose change tout à coup les résolutions de madame Wang.

“Dorénavant,” dit-elle, “vous n’exercerez plus votre errante profession.
Mon époux ne doit pas être un raccommodeur de porcelaines. Venez, chez
madame Wang, passer dans les délices le reste de votre existence.”

Sans autre explication, les deux personnages quittent la scène après
s'être cordialement embrassés.