Journal dun voyage en Chine
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Les compradors[1] de quelques maisons européennes établies à Macao, se
sont cotisés pour faire les frais d'un grand divertissement dramatique ,
et le comprador de M. Durran, négociant français chez lequel j'ai trouvé
le plus aimable accueil, est venu m'inviter à prendre ma part de ce
plaisir, dont raffolent les Chinois.
Bien que la troupe des comédiens vienne de Canton, elle passe pour
n’être que de deuxième ou troisième ordre ; aussi quoique nombreuse ,
elle ne coûte aux entrepreneurs de ce spectacle gratuit que cent
piastres par jour (600 fr.) y compris les frais de construction de
l’im-mense salle, élevée en quatre jours en face de Macao, dans l’île de
Lappa ; il est vrai que cette salle est toute entière en bambou ,
charpente et cloisons. C’est, d’ailleurs , un modèle d’élégance et de
légèreté ; des nattes et des paillassons imperméables forment le toit et
sauve-gardent les spectateurs contre les changements de temps fréquents
en cette saison.
A notre arrivée, les abords du théâtre sont déjà encombrés par une foule
compacte d’hommes, de femmes et d’enfants ; chacun se dirige vers les
diverses parties de la salle qui lui sont destinées; les femmes et les
enfants occupent des sièges sur les estrades latérales les plus
rapprochées de la scène, tandis que le parterre, composé uniquement
d’hommes debout et pressés, imite dans ses mouvements onduleux la vague
d'une mer agitée.
Un palanquin avait réussi à percer la foule, il en sortit une jeune dame
chinoise richement habillée, qu’entourèrent à l’instant plusieurs femmes
de sa suite ; j’eus cependant le temps d’apercevoir sa figure dont la
beauté était rehaussée par du blanc, du rouge et du noir disposés avec
un art infini.
La scène est vaste, flanquée de coulisses, et adossée au vestiaire où
les acteurs sont réunis ; il n’y a pas de rideau d’avant-scène.
On nous avait gardé les meilleures places et notre comprador vint nous y
installer avec l’empressement d’un maître de maison qui fait les
honneurs de chez lui. La salle était comble et, en estimant à 5,000 le
nombre des spectateurs, je ne crois pas exagérer.
Au moment où nous entrions, on venait d’appendre aux colonnes de
l’avant-scène les tableaux explicatifs de la pièce qu’on allait
représenter. Les acteurs entrent bientôt, au bruit d’une musique
assourdissante, où les sons du hautbois, de la cornemuse, d’une espèce
de flûte à l’oignon, et d’un violon à deux cordes raclé à tour de bras,
se marient de la manière la plus désagréable au retentissement des
cymbales, d’un tambourin et d’un gong.
Un récitatif criard succède à ce tapage. La pantomime des acteurs vient
heureusement en aide à notre intelligence, et je comprends, à leurs
gestes et au jeu deleurs physionomies, qu’il s’agit d’une jeune
princesse, dont deux hauts et puissants seigneurs se disputent la main;
le père et la mère l’accordent au plus riche qui précisément est le
moins aimé; la jeune princesse déplore son sort dans une romance fort
aiguë, et les deux rivaux se menacent en des termes que la langue
mono-syllabique des Chinois rend terribles. La guerre est déclarée ;
deux troupes de guerriers magnifiquement habillés et armés de pied en
cap, se rangent de chaque côté du théâtre, puis se chargent avec furie;
la mêlée devient générale; les gambades les plus extravagantes, les
sauts les plus étonnants tiennent lieu de passes, de contre-passes et de
voltes. Cependant l’une des troupes est en fuite, le général seul
résiste encore et fait mordre la poussière à tous les soldats vainqueurs
qui osent l’approcher; ils tombent, les malheureux, d’abord sur le
ventre, puis se retrouvent sur le dos; renversés sur le dos, ils se
retournent prestement sur le ventre, en sautant comme des carpes passées
vivantes à la poêle; d’autres leur succèdent qui n’évitent le coup
mortel qu’à la faveur d’une culbute impossible; le théâtre se couvre
ensuite d’un pêle-mêle de têtes, de bras, de jambes faisant la roue dans
tous les sens avec une telle rapidité, que l’œil ne peut plus les
suivre; des sauts périlleux qui feraient le désespoir d'Auriol,
terminent le premier acte, au milieu d’un grognement flatteur sorti du
sein du parterre, et que couvre à peine un final de trompette et de
gong.
Au second acte, la jeune princesse a quitté le domicile conjugal, pour
se réfugier à la cour du roi, son père. L’époux vient en personne la
réclamer; elle se cache, mais il la saisit et l’emporte dans ses bras.
Cependant une espèce de bonze a reçu une forte somme d’argent que le roi
se propose d’offrir à l’époux pour lui reprendre sa fille ; mais cet
argent le bonze cherche à se l’approprier ; pour cela il épuise tous les
moyens de persuasion afin de décider, sans bourse délier, l’époux à
renvoyer la princesse à son père; ici, un long éclat de rire parcourut
la foule qui venait sans doute de saisir un trait perdu pour nous autres
Européens , réduits à juger de l’acteur par sa pantomime ; les cris hao
! hao ! koung-hao ! (bravo, bravissimo) partirent de plusieurs points de
la salle, et je dois convenir que cette scène fut fort bien rendue;
assurément le jeu de l’acteur qui remplit le rôle du bonze serait
applaudi partout.
Bref, il naît de l’intervention du bonze un nouvel imbroglio qui se
termine par une déclaration de guerre entre le beau-père et le gendre.
Ce dernier monte à cheval sur la scène pour aller retrouver son armée ;
il fait en conséquence le simulacre d’enfourcher un cheval, en faisant
claquer un fouet ; dans son voyage, il doit traverser une forêt épaisse,
mais comme on ne connaît pas en Chine les changements de décoration,
cette forêt est indiquée sur la scène par l’apparition d’une branche
d’arbre qu’on plante en terre. Le beau-père s’enferme dans sa forteresse
, laquelle est représentée par deux piquets supportant une espèce de
rideau; un parlementaire est expédié pour sommer la forteresse de se
rendre, et, afin d’indiquer qu’il arrive à cheval, il exécute le
mouvement de pied à terre sur le théâtre. Tout cela est, comme on voit,
de convention entre le spectateur et l’acteur, comme sur nos théâtres,
certains jeux de scène et les à parte.
L’assaut de la forteresse est une nouvelle occasion de combats
grotesques, où les sauts, les culbutes, les cabrioles recommencent de
plus belle.
Les vêtements des acteurs sont d’une grande richesse et se rapprochent
par leurs formes des costumes de l’antique monarchie chinoise.
Au surplus, les sujets des pièces appartiennent généralement aux temps
anciens, ils remontent souvent même aux temps héroïques, où le
merveilleux se mêle à tous les grands événements. Les guerriers
s’étaient efforcés, à l’aide de pommades colorées par du rouge vif, du
bleu, du vert et du noir, appliquées sur la peau de se donner l’air
martial, mais ils n’avaient guère réussi qu’à se rendre ridiculement
horribles. Les rôles de femmes étaient remplis par des jeunes gens qui
s’en sont acquittés à faire illusion.
Il y avait déjà trois heures que la représentation durait et j’en
attendais la fin avec une certaine impatience, lorsque notre comprador
qui s’était approché pour nous donner quelques explications, me dit que
la pièce ne faisait que de commencer et que, quant au spectacle, il
durerait cinq jours et cinq nuits presque sans interruption ; cet avis
charitable me décida à lever la séance.
[1] Le comprador d’une maison en est le premier domestique et comme
l’intendant ; ses fonctions sont d’acheter (comprare) tout ce qui se
consomme ; il va le matin au marché ; il est aussi chargé d’assister à
la réception des piastres dont il examine la qualité. Le comprador
exploite rudement l’Européen ; il n’est pas rare de payer une chose 50
p. 0/0 de plus qu’elle n’a été achetée. Il est, toutefois , difficile de
se passer de compradors parce qu’ils forment entre eux une espèce de
corporation qui s’entend avec les marchands, pour qu’eux seuls puissent
suivre le marché. Plusieurs Européens, et j’ai fait comme eux pendant
mon séjour à Macao, s’abonnent à tant par jour pour toutes les dépenses
de la maison ; c’est le seul moyen de s’en tirer avec économie.