Description générale de la Chine. 2
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CHAPITRE IV.
Pièces dramatiques.
Les règles dramatiques, admises et consacrées en Europe , ne sont pas
les mêmes à la Chine. On n’y connoît point nos trois unités, ni rien de
tout ce que nous observons pour donner de la régularité et de la
vraisemblance à l’action théâtrale. Ce n’est point une action unique
qu’on représente dans ces drames, c’est la vie tout entière d’un héros ;
et cette représentation peut être censée durer quarante ou cinquante
ans. L’unité du lieu de la scène n’est pas mieux observée ; le
spectateur, qui est à la Chine au premier acte, se trouve, dans le
suivant, transporté dans la Tartarie. L’auteur chinois n’a d’autre guide
que la nature; toutes nos règles lui sont inconnues; peut-être n’a il
pas lieu de les regretter, puisqu’il garde au moins la principale, celle
de plaire, de toucher, d’exciter à la vertu et de rendre le vice odieux.
Les Chinois ne font aucune distinction de la tragédie et de la comédie ;
ils n’ont conséquemment point de règles particulières, appropriées à
chacun de ces genres si disparates. Toute pièce dramatique se divise en
plusieurs parties, que précède une sorte de prologue ou d’introduction,
qu’on nomme sié-tsé; les autres parties ou actes s’appellent tché; on
pourroit les diviser en scènes, en déterminant celles-ci par l’entrée et
la sortie des acteurs. Chaque personnage , lorsqu’il paroît, commence
toujours par se faire connoître aux spectateurs ; il leur apprend quel
est son nom, et le rôle qu’il va jouer dans la pièce. Le même acteur
représente souvent plusieurs rôles dans la même pièce. Telle comédie,
par exemple, sera jouée par cinq acteurs, quoiqu’elle contienne et fasse
successivement paroître dix ou douze personnages qui parlent.
La figure du comédien, reconnue pour être la même dans deux acteurs
très-différents, doit détruire un peu l’illusion. Un masque pourroit
remédier à cet inconvénient ; mais les masques ne sont d’usage que dans
les ballets, et ne se donnent sur la scène qu’aux scélérats, aux chefs
de voleurs, aux assassins.
Les tragédies chinoises n’ont pas de chœurs proprement dits, mais elles
sont entremêlées de plusieurs morceaux de chant. Dans les endroits où
l’acteur est censé devoir être agité de quelque passion vive , il
suspend sa déclamation et se met à chanter. Souvent les instruments de
musique l’accompagnent. Ces morceaux de poésie sont destinés à exprimer
les grands mouvements de l’ame, comme ceux qu’inspirent la colère, la
joie, l’amour, la douleur : un personnage chante, lorsqu’il est indigné
contre un scélérat , lorsqu’il s’anime à la vengeance ou qu’il est sur
le point de se donner la mort.
Le P. Duhalde a inséré dans sa collection une tragédie chinoise,
intitulée l’Orphelin de Tchao, traduite par le P. de Prémare. Ce drame
est tiré d’un recueil chinois qui contient les cent meilleures pièces de
théâtre qui aient été composées sous la dynastie des YUENE, dans le
quatorzième siècle. M. de Voltaire en a emprunté le sujet de sa tragédie
de l’Orphelin de la Chine. Voici comment il parle de l’ouvrage chinois :
“L’Orphelin de Tchao est un monument précieux qui sert plus à faire
connoître l’esprit de la Chine que toutes les relations qu’on a faites
de ce vaste empire. Il est vrai que cette pièce est toute barbare, en
comparaison des bons ouvrages de nos jours ; mais aussi c’est un
chef-d’œuvre, si on le compare à nos pièces du quatorzième siècle.
Certainement nos troubadours, notre bazoche, la société des Enfans sans
souci et de la Mère sotte, n’approchoient pas de l’auteur chinois. On ne
peut comparer l’Orphelin de Tchao qu’aux tragédies anglaises et
espagnoles du dix-septième siècle, qui ne laissent pas encore de plaire
au-delà des Pyrénées et de la mer. L’action de la pièce chinoise dure
vingt-cinq ans, comme dans les farces monstrueuses de Shakespear et de
Lapez de Vega, qu’on a nommées tragédies; c’est un entassement
d’événements incroyables... On croit lire les Mille et une Nuits en
action et en scènes ; mais, malgré l’incroyable, il y règne de l’intérêt
; et, malgré la foule des événements, tout est de la clarté la plus
lumineuse ; ce sont là deux grands mérites en tout temps et chez toutes
les nations , et ce mérite manque à beaucoup de nos pièces modernes. Il
est vrai que la pièce chinoise n’a pas d’autres beautés ; unité de temps
et d’action, développement de sentiments, peinture, des mœurs,
éloquence, raison , passion, tout lui manque ; et cependant, comme je
l’ai déjà dit, l’ouvrage est supérieur à tout ce que nous faisions
alors.”
Les comédiens chinois n’ont point de théâtres fixes; ils sont ambulants,
courent les provinces et les villes , et vont jouer dans les maisons
particulières où on les appelle, lorsqu’on veut joindre l’amusement de
la comédie aux délices d’un festin ; il en est peu de complets sans
cette sorte de spectacle. Au moment où l’on se met à table, on voit
entrer dans la salle quatre ou cinq comédiens, richement vêtus ; ils
s’inclinent tous ensemble, et si profondément, que leur front touche
quatre fois la terre. Ensuite l’un d’eux présente au principal convive
un livre dans lequel sont inscrits, en lettres d’or, lesnoms de
cinquante à soixante comédies, qu’ils savent par cœur, et qu’ils sont en
état de représenter sur-le-champ. Le principal convive ne désigne celle
qu’il adopte qu’après avoir fait circuler cette liste, qui lui est
renvoyée en dernier ressort. La représentation commence au bruit des
tambours de peau de buffle, des flûtes, des fifres, des trompettes, et
de quelques autres instruments connus des seuls Chinois.
La scène est de plain-pied et occupe un grand espace vide que laissent
les tables, rangées sur deux files. On couvre seulement le pavé de la
salle d’un tapis, et, pour, coulisses, les acteurs font usage de
quelques chambrés voisines , d’où ils sortent pour jouer leurs rôles.
Ils ont ordinairement plus de spectateurs qu’on n’a rassemblé de
convives; l’usage est de laisser entrer un certain nombre de personnes,
qui, placées dans la cour jouissent aussi du spectacle qu’on n'a point
préparé pour elles. Les femmes peuvent prendre part sans être aperçues.
Elles voient les acteurs à travers une jalousie, qui les dérobe
elles-mêmes à tous les regards.
Dans les fêtes et les réjouissances publiques on élève des théâtres dans
les carrefours et au milieu des rues. Les comédiens y représentent
diverses pièces depuis le matin jusqu’au soir, et le peuple y assiste ,
sans qu’on l’impose à aucune rétribution. Les femmes ne montent jamais
sur les théâtres de la Chine; leurs rôles y sont remplis par de jeunes
hommes.
Les lettrés chinois travaillent peu pour le théâtre, et recueillent peu
de gloire de leurs productions en ce genre, parce que la comédie est
plutôt tolérée que permise à la Chine. Les anciens sages de la nation
l’ont constamment décriée et regardée comme un art corrupteur. La
première fois qu’il est fait mention de pièces de théâtre dans
l’histoire, c’est pour louer un empereur de la dynastie des CHAN d’avoir
proscrit cette sorte de divertissements frivoles et dangereux.
Siuene-ti, de la dynastie des TCHEOU « reçut des remontrances par
lesquelles on l’engageoit à éloigner de sa cour ce genre de spectacles,
dont l’effet devoit être funeste pour les mœurs. Un autre empereur fut
privé des honneurs funèbres, pour avoir trop aimé le théâtre et
fréquenté des comédiens. C’est par une suite de cette manière de penser,
qui est universelle à la Chine, que toutes les salles de spectacle,
mises sur le meme rang que les maisons de prostitution, sont reléguées
dans les faubourgs des villes. Les gazettes chinoises s’empressent de
publier le nom du plus obscur légionnaire qui s’est montré, avec courage
dans un combat ; elles annonceront à tout l’empire l’acte de piété
filiale, le trait de modestie et de pudeur d’une simple fille des
champs; mais les auteurs de ces papiers seroient punis, s’ils osoient
insulter à la nation jusqu’à l’entretenir du jeu, de la figure et des
succès d’un histrion.